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voisines ont tenu tête aux Arabes de Mokrani derrière des murs bâtis par Solomon, il y a quinze cents ans.


IV

Je conseille à ceux qui visiteront Timgad de s’arrêter quelque temps sur le bastion central de la forteresse byzantine : c’est le lieu le plus favorable pour contempler la plaine et les belles montagnes qui l’encadrent. On a au-dessous de soi les monumens qui ont été déblayés et l’on en saisit tous les détails ; on devine aux mouvemens du sol ceux que la terre recouvre encore : il est donc aisé de se rendre compte de la forme et de l’étendue de la ville ; et si l’on a la chance de s’y trouver à la tombée du soir, quand les derniers rayons éclairent les neiges du Chélia, on peut facilement se faire quelque illusion, croire que ces ruines, sur lesquelles l’ombre commence à s’étendre, se sont subitement relevées, et que la vieille cité est redevenue vivante.

Pendant que je regarde, il me vient à la pensée un passage de saint Cyprien, dans un de ses ouvrages les plus brillans, la Lettre à Donat. Pour convaincre son lecteur de la futilité de la vie mondaine, il imagine de le transporter sur une hauteur et lui montre de là toutes les agitations d’une grande ville. Ici, c’est un combat de gladiateurs qui se prépare, « des hommes qu’on engraisse pour la mort, et qu’on va tuer pour amuser d’autres hommes ; » là, c’est un spectacle obscène de mimes et de pantomimes qui attire la foule au théâtre ; ailleurs, « le Forum mugit des cris insensés des plaideurs ; » dans les rues, le client matinal va saluer son patron pour recevoir la sportule ; le magistrat se rend au tribunal, précédé d’un cortège d’amis et de créatures, « tandis qu’à l’intérieur des maisons, quand l’heure du repas est arrivée, on sort les coupes de cristal ornées de pierres précieuses, on dresse les lits dorés recouverts de tapis et d’oreillers de plume où doivent reposer les convives. »

En traçant ce tableau, saint Cyprien songeait à la ville qu’il a toujours habitée et dont il était évêque : il voulait dépeindre Carthage. Assurément le petit municipe au-dessus duquel nous sommes placés en ce moment ne pouvait avoir l’audace de se comparer à la capitale de l’Afrique. Mais nous avons dit plus haut que partout la vie romaine était à peu près la même. Il est donc probable que ce que nous aurions eu sous les yeux, du lieu où nous sommes, il y a dix-huit siècles, ressemblerait assez à ce que décrit saint Cyprien ; nous aurions vu, comme lui, des plaideurs se disputer dans la basilique, des candidats briguer les suffrages