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distinguer parmi eux deux attitudes, l’une agressive, l’autre conciliante. Les uns n’ont pas craint de dire au congrès en quoi le christianisme leur déplaisait et ont fait franchement leur procès aux missionnaires. C’étaient les représentans de la tradition, les conservateurs. D’autres, au contraire, avouant les transformations profondes subies par leurs cultes, ont fait au christianisme des concessions, voire des avances significatives. C’est un bouddhiste laïque du Japon qui s’est attaqué le plus vivement aux missionnaires. Kinza Riuge Hiraï est un homme d’une trentaine d’années ; il a la figure d’un ascète, les yeux enfoncés dans leurs orbites, le regard brillant : sa physionomie respire la conviction, la franchise, l’intrépidité. Parlant anglais couramment, il a reproché aux puissances chrétiennes d’Occident de traiter son pays d’une façon inique et de transgresser les maximes de l’Evangile.

« Vous envoyez vos missionnaires au Japon, et ils nous exhortent à observer la morale et à croire au christianisme. Or nous désirons observer la morale, nous savons que le christianisme est une bonne chose et nous reconnaissons votre amabilité. Toutefois notre peuple reste perplexe et ne sait à qui entendre. Car, en même temps, les puissances chrétiennes se refusent à réviser ce traité de Tokio, qui nous a été imposé à l’époque du régime féodal (1858) et qui nous ôte toute juridiction sur les crimes commis chez nous par des étrangers. À tout moment, Américains et Européens foulent aux pieds nos droits et nos usages, sans que nous puissions recourir à un tribunal impartial. Est-ce donc là la morale chrétienne ? la justice chrétienne ? Je lis dans la Bible : « Si quelqu’un te frappe à la joue droite, tends-lui la gauche » ; mais je ne puis découvrir un passage où il soit écrit : « Si quelqu’un te demande justice, frappe-le sur la joue droite, et, une fois tourné, frappe-le sur la gauche. » Je lis encore dans la Bible : « Si quelqu’un te fait un procès et veut te prendre ton manteau, laisse-lui aussi la tunique » ; mais je n’y puis trouver cette maxime : « Si tu poursuis un homme en justice et que tu revendiques son manteau, fais-lui donner la tunique par-dessus le marché. »

Ces critiques étaient si bien fondées, la contradiction si criante, que personne, diplomate ou missionnaire, n’a tenté de réfuter l’orateur. Un grand courant d’indignation s’est emparé de l’auditoire ; on a applaudi avec frénésie ce païen, qui, mieux que Voltaire, savait séparer la cause de l’évangile et celle de ses indignes disciples. On avait senti vibrer en lui ces deux cordes, foncièrement humaines : le patriotisme et le sentiment de la justice. — Quelques séances après, le bouddhiste Dharmapala et le brahmane Nara-sima Charya (de Madras) reprirent la critique des missionnaires.