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de Louis XV, d’une méfiance sourde et profonde contre des ministres qu’il ne veut prendre l’embarras ni de révoquer ni de désavouer. Sincérité, habileté, il ne croit évidemment plus à rien de leur part, et la politique qu’il leur laisse conduire, il veut au moins être sûr de la connaître et en mesure de la contrôler. Peut-être conserve-t-il encore un dessein vague de tenir tous les instrumens prêts pour apparaître un jour lui-même, écarter les comparses qui occupent la scène, et, faisant acte de maître, arrêter le cours ou prévenir les conséquences de trop graves erreurs. Ce jour, on le sait, n’est jamais venu. La diplomatie secrète ne recevra jamais aucune application utile. Louis la conservera jusqu’à sa dernière heure comme un jouet qui amusera sa curiosité sénile, ou comme une protestation impuissante contre les fautes que sa débile volonté aura laissé commettre en son nom.

Quoi qu’il en soit, aux yeux et de l’aveu de Kaunitz lui-même, l’épreuve est faite. D’un prince qui se dérobe à toute action personnelle, d’un ministère que toute nouveauté effraie, le confident de Marie-Thérèse n’espère pas voir partir l’initiative du grand changement politique qu’il est venu provoquer. Des événemens seuls qu’il n’est pas impossible de prévoir, en les pressant et même en les forçant d’agir, feront sortir l’un de son indolence et les autres de leurs habitudes routinières. Mais cette nécessité venant du dehors, il faut savoir l’attendre. C’est ce que Kaunitz fait entendre en termes formels à l’impératrice. — « Je ne me flatte pas, lui écrit-il, que nos représentations les plus solides fassent changer cette cour de principe et de système. Cela ne peut arriver que par quelqu’un de ces événemens dans lequel la France verrait son avantage réel, et jusqu’ici il ne s’en est pas présenté de cette espèce. »

Marie-Thérèse comprit l’avertissement et calma son impatience. Seulement, voyant que rien de mieux n’était à faire à Paris et ne voulant pas se passer plus longtemps du plus aimé de ses conseillers, elle rappela Kaunitz auprès d’elle en lui confiant la direction suprême de la politique, avec le poste de chancelier d’État. C’est la haute situation qu’il devait garder, on le sait, pendant près de quarante ans. Son successeur à Paris, le comte de Stahremberg, reçut de lui une instruction volumineuse, où il lui était recommandé seulement de rester en bons rapports avec la cour de France, mais sans excès de condescendance. Tous les personnages importans de la cour, Belle-Isle, Noailles, Richelieu, Tencin, y sont passés en revue dans une suite de portraits tracés évidemment par Kaunitz lui-même d’après les originaux qu’il a connus. Mais le nom de Mme de Pompadour (fait justement remarquer M. d’Arneth) n’est même pas prononcé.