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le fait très singulier lui-même, naguère encore mal connu et sur lequel j’ai eu la bonne fortune de jeter quelque lumière ; car c’est précisément en ces années d’incertitude et de transition, pendant que des influences contraires se disputent autour de lui une confiance qu’il n’accorde tout entière à personne, qu’une idée étrange, un caprice en apparence inexplicable lui vient : c’est d’organiser lui-même, à l’insu de tout le monde, de son ministère comme de sa maîtresse, en dehors de la diplomatie officielle, une diplomatie occulte, servie souvent par les mêmes agens, mais ne recevant d’instructions que de lui seul et ne communiquant qu’avec lui. Le secret du roi, en un mot (comme on l’a appelé), date précisément de cette époque. C’est aussi à ce moment que dans les journaux du temps (ceux du duc de Luynes et d’Argenson par exemple) on voit mentionner, à côté des conseils de cabinet et des audiences accordées au comte, de Kaunitz, de mystérieuses conférences du roi avec le prince de Conti, dont la longueur et la fréquence étonnent et dont l’objet est inconnu. Et nous savons aujourd’hui que c’est ce prince, disgracié pendant la guerre pour ses dissentimens avec le maréchal de Saxe, mais rentré bientôt en faveur, qui est le chef de ce cabinet secret, et que c’est par son intermédiaire que se passent et s’échangent les correspondances. Nous avons appris également que le premier acte de la diplomatie clandestine est l’appui prêté au prince de Conti lui-même pour préparer, en vue de la mort prochainement attendue d’Auguste III, sa propre candidature au trône de Pologne. L’idée d’assurer à un prince français cette royauté élective n’était pas nouvelle, puisqu’elle avait été réalisée un instant dans la personne du dernier Valois, et que le prince pouvait se souvenir que l’exécution en avait été tentée de nouveau avec quelque chance de succès sous Louis XIV, en faveur d’un autre Conti, son aïeul. Mais c’était une vue politique qui paraissait complètement abandonnée et réputée chimérique depuis qu’on n’avait pu réussir, malgré de sérieux efforts, même à maintenir en possession d’une dignité déjà acquise le père de la reine de France, Stanislas Leczinski. C’est dans le tête-à-tête royal que le dessein est repris en cachette, et c’est par un ordre exprès de Louis XV lui-même qu’un jeune et nouvel ambassadeur, le comte de Broglie, va se trouver à la fois officiellement accrédité à Dresde auprès d’Auguste III, et chargé de s’entendre à Varsovie avec tous les ennemis de sa famille, et personne à Versailles n’est averti de ce double jeu. Rien de plus bizarre, assurément, que ce procédé d’un maître se cachant de ses serviteurs au lieu de s’en faire obéir ; mais, quelque explication qu’on donne d’une si étrange fantaisie (et elle ne sera jamais satisfaisante), on y trouve au moins la preuve certaine de la persistance, dans l’âme