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dont un censeur solitaire pouvait lui faire un crime, ne paraissait pas trop déplacé dans la compagnie de ces petits-maîtres (c’est l’expression dont se sert le même d’Argenson) que Mme de Pompadour réunissait autour du roi pour le distraire des ennuis de la grandeur.

Ce fut dans ce cercle intime, dont un extérieur plus grave l’aurait peut-être tenu à distance, que Kaunitz eut la bonne fortune de se faire accueillir. Mais en même temps, par sa manière de traiter les affaires avec une franchise aimable, il faisait tomber les préventions des ministres. Il leur glissait avec art quelques insinuations discrètes sur les torts du roi de Prusse, mais sans insister de manière à les mettre dans l’embarras de lui répondre. Sa maison, dont la tenue était brillante sans être fastueuse, s’ouvrait largement même aux visiteurs qui ne fréquentaient pas la cour, principalement aux financiers dont le crédit était devenu si grand. Il ne négligeait pas non plus de se mettre en rapport avec les gens de lettres, ceux qu’on appelait déjà les philosophes, laissant discrètement entendre que, quoique représentant d’une puissance catholique, il n’était pas dépourvu de liberté d’esprit, et que sa souveraine, malgré sa piété, savait (ce qui était vrai) dans ses rapports, soit avec la cour de Rome, soit avec l’épiscopat autrichien, tenir tête aux empiétemens des influences sacerdotales. Bref, il en vint rapidement à se concilier dans toutes les classes une véritable popularité[1].

C’est dans sa correspondance privée adressée au secrétaire du cabinet, Koch, et destinée à passer sous les yeux de l’impératrice, qu’on aperçoit tout l’art qu’il sut déployer à la fois sur la scène et dans les coulisses. On y reconnaît également les principales qualités de ce rare esprit politique, un jugement perspicace porté sur le caractère des hommes et les mobiles qui les font agir, et, dans la poursuite d’un grand dessein, une persistance d’autant plus méritoire qu’il ne se fait aucune illusion sur les difficultés qu’il rencontre.

« Mes premières audiences du roi et de la famille royale, écrit-il, ont été fort bien. Le roi m’a parlé avec beaucoup de bonté, et avec un air de connaissance et de familiarité qui a étonné tout le monde et, naturellement, à mesure qu’il s’accoutume plus à me voir, il est plus à son aise avec moi. Il n’y a sorte de questions qu’il ne m’ait faites, sur Leurs Majestés et leur auguste famille, toutes les plus petites particularités de notre cour et de la ville de Vienne. Hier, entre autres, et mercredi dernier, il m’a fait l’honneur,

  1. « M. de Kaunitz, dit encore d’Argenson, fait la cour aux financiers et à leurs femmes ; ils conversent avec lui le soir en se promenant, et ils lui disent le fort et le faible de ce qu’ils savent. » (23 janvier 1752.)