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un peuple de spectateurs et de critiques auquel la faiblesse du roi et l’esprit frondeur du temps ont laissé prendre l’habitude déjuger la politique et d’en parler tout haut. Là une opinion s’est formée et se répand chaque jour davantage : c’est que le roi de Prusse, ayant été seul à tirer profit de la dernière guerre, ne l’a vu terminer qu’avec regret, et ne songe, par ses plaintes constantes, qu’à la faire renaître, dans l’espoir d’y trouver une seconde fois le même avantage. On ajoute qu’il veut faire accepter de nouveau à la France un métier de dupe, celui de servir d’instrument désintéressé à son insatiable ambition. Le sentiment est si général qu’il se produit dans le conseil même, quand l’occasion se présente (et elle revient souvent) de répondre à quelque demande pressante de Frédéric. « C’est le roi de Prusse qui souffle le feu, » dit le vieux maréchal de Noailles en sortant d’une séance de ce genre, et le propos est aussitôt répété chez le jeune dauphin, qui reçoit par l’intermédiaire de la princesse sa femme toutes les inspirations de la cour de Dresde, et chez Mme de Pompadour, que le seul mot de guerre épouvante.

Puis on fait causer le chargé d’affaires Blondel, qui revient, racontant à qui veut l’entendre sur le ton de l’enthousiasme les paroles flatteuses de Marie-Thérèse, vantant son charme, sa bonne grâce, l’honnête droiture de l’empereur, en un mot, dit une correspondance du temps, la gueule complètement enfarinée. L’humeur contre le roi de Prusse devient alors si générale que son ministre Chambrier, qui en reçoit les échos de plusieurs côtés, malgré sa réserve habituelle et sa crainte d’offenser son maître, prend sur lui de l’en avertir : « Les ennemis de Votre Majesté, lui dit-il, font ce qu’ils peuvent pour rendre Votre Majesté non seulement suspecte à la France, mais très dangereuse pour elle. Ils l’attaquent du côté du cœur et du caractère ; ils se récrient non seulement sur l’ambition démesurée qu’ils attribuent à Votre Majesté, mais ils disent que Votre Majesté croit en savoir plus qu’eux tous, et qu’ils ont été sa dupe dans la guerre qui vient de finir… On ajoute que la France s’est trompée d’avoir cru qu’elle pouvait supporter et encore moins favoriser l’agrandissement de Votre Majesté, qu’il doit suffire que Votre Majesté ait arraché à la cour de Vienne une plume comme la Silésie, mais qu’il ne faut pas qu’Elle ville plus loin… Je ne suis pas assez téméraire, ajoute le prudent diplomate, pour croire qu’avec un maître aussi éclairé que Votre Majesté, je puisse dire quelque chose que Votre Majesté ne pense pas infiniment mieux que moi ; mais j’estime que, dans la position dans laquelle Votre Majesté se trouve, Elle ne peut rien faire de mieux que de voir tranquillement venir les choses, et tâcher d’éviter qu’on puisse attribuer à Votre Majesté