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la dernière et mortelle injure, l’odieux manque de foi qui a menacé le pouvoir naissant de l’impératrice. C’était une perfidie sans exemple dans l’histoire. Mais Fleury sur son lit de mort en a témoigné son repentir, et on assure qu’il n’est plus un homme d’État français qui ne parle de ce méfait avec une juste réprobation. Quant aux prétentions de domination arrogante affectées par Louis XIV, ni l’état intérieur de la France, dont les ressources sont bien affaiblies, ni l’humeur de son souverain ne donnent lieu d’en craindre le retour. Louis XV ne ressemble pas à son aïeul : il fuit le travail ; sa maîtresse le gouverne, son ministère est incapable ; toute son ambition, dans la dernière négociation, s’est bornée à réclamer pour l’infant, son gendre, un établissement princier. C’est encore là le point sensible par lequel on peut le séduire. Son intimité avec le roi de Prusse n’est plus qu’apparente : car à l’épreuve elle lui a fait défaut au moment où elle lui était le plus nécessaire. De ce tableau dont les couleurs sont justes et dont les traits n’ont rien de forcé, Kaunitz fait dériver cette conséquence rigoureuse que, la Prusse étant le seul ennemi à combattre, la rentrée en possession de la Silésie le seul but à poursuivre, l’appui de la France le seul qu’on puisse espérer, c’est à se ménager, pour le jour de cette grande entreprise, le concours ou au moins la connivence du seul auxiliaire possible que doit tendre tout l’effort de la politique impériale[1].

Un raisonnement si serré et de si longues considérations n’étaient pas nécessaires pour convaincre l’impératrice, et je serais même étonné qu’elle n’eût pas été convertie d’avance. Aussi, sans s’arrêter à la surprise peinte sur le visage de ses conseillers, ni aux objections assez timides qui lui furent présentées, elle entra tout de suite, avec l’impétuosité féminine, dans l’exécution d’un plan qui, flattant ses ressentimens et ravivant ses espérances, lus promettait à la fois la vengeance et la réparation de ses injures.

Dès que les relations diplomatiques avec la France furent rétablies, tandis qu’elle faisait attendre plusieurs mois une audience au nouveau ministre anglais, elle ouvrait la porte toute grande à un envoyé français d’assez médiocre condition, le chargé d’affaires Blondel, qui venait simplement prendre langue pour préparer l’arrivée d’un ambassadeur ; et à peine lui eut-elle laissé achever le compliment insignifiant qu’il avait préparé : — « Le roi, dit-elle vivement, doit être content de moi et comprendre le prix que j’attache à la paix par les sacrifices que j’ai faits pour la rétablir ; j’espère qu’elle sera durable, et c’est d’autant plus à croire

  1. D’Arneth, t. IV, p. 272 et suiv.