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cause : pour lui, l’anarchisme n’est qu’un effet, et il faut en chercher l’origine première dans les mauvais exemples que certains financiers et hommes politiques ont donnés à leurs contemporains. M. Jaurès va plus loin encore. Ces financiers qui ont corrompu des politiciens, ces politiciens qui se sont laissé corrompre par des financiers, sont-ils aussi coupables qu’ils en ont l’air ? Non : la faute n’est pas à eux, mais aux institutions délétères qui agissent fatalement sur la conscience de chacun. Il y aura toujours des âmes faibles : comment pourraient-elles résister aux mille séductions de la propriété ? M. Jaurès estime, comme Jean-Jacques, que la propriété individuelle et l’inégalité qui en résulte entre les hommes sont cause de tout le mal dont gémit l’humanité. Rousseau n’avait pas trouvé le remède, M. Jaurès a été plus heureux : il s’est profondément pénétré des doctrines du collectivisme, et il est convaincu que leur application, évidemment prochaine, guérira la société des maladies morales qui la rongent. Alors il n’y aura plus de voleurs puisqu’il n’y aura plus de propriété ; il n’y aura même plus de criminels d’aucune sorte, car tous les crimes viennent de la souffrance que l’organisation sociale inflige aux intérêts individuels, et le collectivisme donnera à ces intérêts pleine satisfaction au moyen d’une désorganisation absolue. Ce sera l’âge d’or : il est déjà à portée de notre main. En attendant, toutefois, qu’il se réalise, les vieilles sociétés se-croient obligées de se défendre et de faire des lois pénales. Eh bien ! soit ; mais il convient du moins de les appliquer avec intelligence, c’est-à-dire aux principaux coupables. Aussi M. Jaurès a-t-il proposé avec le plus grand sérieux de considérer comme anarchistes les hommes politiques qui trafiquent de leur mandat. Ils doivent, à son avis, tomber sous le coup de la loi nouvelle, et il s’est éloquemment réjoui à la pensée que le premier paquebot qui conduirait un anarchiste à la Guyane y emmènerait, comme compagnon de chaîne, un politicien indélicat. Ce n’est pas que ce dernier nous paraisse plus intéressant que l’autre, mais enfin les deux crimes ne sont pas du même ordre, et il est absurde de vouloir les confondre dans une loi commune. S’il y a lieu de légiférer contre la corruption politique, qu’on le fasse à part, en vertu de dispositions spéciales. Le bon sens l’exige ; et cependant il s’en est fallu de bien peu que la Chambre ne votât la proposition de M. Jaurès. Le scrutin rectifié a réduit la majorité contraire à six voix. Le déplacement de trois suffrages aurait donné gain de cause à l’orateur socialiste. Personne ne s’attendait à ce résultat. La vérité est qu’un grand nombre de députés ont eu peur d’être taxés de faiblesse à l’égard de la corruption, et c’est bien sur cette peur que M. Jaurès avait compté : le vote a probablement dépassé ses espérances.

La séance où l’amendement de M. Jaurès a été développé a été des plus pénibles. On a vu s’y produire une tentative de ramener au pre-