Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/714

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

recherche laborieuse du pain quotidien, les humiliations, les injustes mépris, les persécutions sourdes ou déclarées auraient bientôt raison de ton courage, et c’en serait fait du héros. Tu ne serais plus qu’un songeur, un rêve-creux ou une de ces voix qui crient dans le désert. Nous n’avons jamais manqué de mendians d’un esprit génial, et qui sait combien d’embryons de grands hommes disparus avant le temps reposent dans des tombeaux surmontés d’une croix à demi pourrie ? » Victor Hugo disait un jour à M. de Bornier : « Il y a quelque chose au-dessus d’un grand poète, c’est un saint. » Tel était aussi l’avis de Nissel ; mais il avait découvert que le métier de saint est fort coûteux, qu’il exige de grands frais de représentation, que pour être un apôtre ou un fondateur de religion, il faut avoir de la santé et des rentes. C’est là ce qu’il expliquait à sa manière au joli garçon qu’il avait rencontré à Salzburg, et que son discours plongea sans doute dans un profond étonnement.

Il passa sa vie à rêver, à croire et à décroire. Etelka, l’héroïne de la charmante comédie que j’ai signalée comme son chef-d’œuvre, aurait dû lui servir d’exemple. Pour la soustraire aux curiosités dangereuses de Mathias Corvin, son vieux mari l’a reléguée dans une île du Danube, où les hasards d’une chasse aventureuse amènent subitement le roi. En se trouvant en présence de l’homme extraordinaire dont on lui avait si souvent parlé, et qui lui fait de hardis et tendres aveux, elle éprouve une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, sa tête se trouble, son imagination s’égare, son sang s’allume, elle se donne en pensée, elle commet l’adultère dans son cœur. Mais, dégrisée par un incident imprévu, elle reprend possession d’elle-même : « Il me semble, dit-elle, que je reviens d’un voyage où j’ai vu des choses magnifiques, et pourtant, si belles qu’elles soient, je respire. »

Comme Etelka, Nissel s’était égaré dans le royaume des chimères ; mais, moins heureux qu’elle et surtout moins sage, il n’en est jamais tout à fait revenu. Il y retournait clandestinement à l’heure du crépuscule, et les magnificences qu’il y voyait lui faisaient prendre en dégoût son métier de poète, les pièces de théâtre, les directeurs, les acteurs, le monde tel qu’il est et Nissel lui-même, l’éternel nécessiteux. Si j’en juge par son portrait, il avait quelque peu la tête d’un apôtre. Quand il se regardait dans son miroir, quand il contemplait sa barbe majestueuse, son grand front où la lumière aimait à se jouer, ses yeux de voyant, sa figure empreinte d’une autorité mêlée de douceur, il devait se dire : « J’ai manqué ma vie. » Mais il faut se défier des figures, elles sont trompeuses. Je me souviens d’avoir aperçu un jour sur un tas de cailloux, au bord d’un grand chemin, un mendiant très barbu et très beau, qui ressemblait à un prophète.

G. Valbert.