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léonIII et les misères de la vie humaine. Il éprouvait aussi d’assez vifs plaisirs quand son drame était joué et applaudi. Mais que de mécomptes, de déconvenues, de déboires se mêlaient à ses joies ! Il fallait multiplier les démarches pour faire accepter ses pièces, et on les refusait souvent. Une fois reçues, il fallait les défendre contre les ciseaux d’une impitoyable censure et contre la critique pointilleuse ou fantasque des directeurs. On exigeait de lui des changemens auxquels il se résignait la mort dans lame. Il croyait au caractère sacré de ses inspirations et que mutiler telle tirade, supprimer telle scène était un crime contre le Saint-Esprit.

Un jour qu’on demandait à Henri Laube s’il reprendrait Agnès de Méranie : « L’auteur, répondit-il, est un homme de grand talent, il y a du bon dans sa pièce, mais elle est beaucoup trop longue. — Ne pourrait-on pas la raccourcir ? — Allez le lui demander, si vous l’osez. » Nissel manquait de souplesse ; c’est une qualité ou un défaut que n’acquièrent pas les solitaires. Au surplus, quand il avait franchi tous les défilés, et amené sa pièce à bon port, quelque accueil que lui fit le public, il en retirait peu de profit. Les Viennois n’ont pas l’imagination tragique ; les aventures de Betty et de Peppi les intéressent beaucoup plus que les révolutions des empires ou les emportemens d’un roi qui a des difficultés avec le Saint-Siège. « Entrez dans le goût du public, faites-nous des comédies, faites-nous des vaudevilles. » Il répondait qu’il ne faisait rien de bon que lorsqu’il se sentait inspiré, qu’il n’y avait que les grands sujets, les grands événemens, les grandes passions qui l’inspirassent, et, maudissant le public et son sort, il s’indignait que les tragédies fissent de si maigres recettes. Il était le moins cupide des hommes, mais il était fier, et s’il voulait gagner de l’argent, ce n’était pas pour satisfaire de coûteuses fantaisies, mais dans le louable dessein de n’être plus à la charge de sa famille, qui avait dû subvenir souvent à ses pressantes nécessités. Dès 1859, son père lui avait dit un mot qui lui était resté sur le cœur : « À dater de ce jour, arrange-toi pour conquérir ton indépendance. » C’était son plus cher désir ; mais, les dieux conspirant avec les hommes, il n’a jamais pu dire : « Je n’ai plus besoin de personne. »

Un mariage d’amour avait encore empiré sa situation. Après avoir longtemps cherché une femme capable de savoir ce qu’il valait et de le rendre heureux, il avait épousé en 1863 la fille d’un baron, veuve d’un premier mari, laquelle ne possédant rien et ne pouvant avoir aucune part à l’héritage de son père, s’était faite cantatrice. Elle était belle, elle avait du talent, les directeurs lui voulaient du bien, et en joignant à ce que gagnait sa femme le peu qu’il gagnait lui-même, Nissel pouvait se promettre de renflouer sa pauvre barque éternellement échouée sur des bas-fonds. Peu après leur mariage, sa femme fut prise d’une toux opiniâtre, elle perdit la voix et mourut bientôt, en lui laissant trois