des lettres, et désormais de sa naissance jusqu’à sa mort nous le connaissons bien[1].
Quand on a lu ce livre, on est obligé de confesser que quels qu’aient été ses succès et ses satisfactions d’amour-propre, Nissel n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, qu’il n’a pas été tout ce qu’il voulait être, qu’il serait injuste de le classer parmi les simples hypocondriaques, qui ne savent pas distinguer une mouche d’un éléphant. S’il n’était pas Prométhée, si son vautour n’était qu’un épervier, il est certain que ses malheurs n’étaient pas purement imaginaires, mais il l’est aussi que son imagination travaillait sans cesse à les aggraver. Plût au ciel qu’il ne l’eût employée qu’à trouver des sujets de tragédie ! Il aimait à s’en servir pour se tourmenter lui-même, après quoi il faut convenir que c’est un mal très réel que d’être né avec une imagination malheureuse.
« Ai-je jamais été jeune ? dit-il dans ses mémoires. Si l’insouciance, la gaîté du cœur, la légèreté des pensées, si la fraîcheur des sensations, les douces espérances et les illusions couleur de rose, si les joies candides et les chagrins facilement consolés sont l’apanage de la jeunesse, la mienne a fini à l’âge de treize ou quatorze ans. Jusque-là j’avais été un enfant, et tous les enfans se ressemblent. » Il avait ressenti pourtant dans les premières années de sa vie un étonnement que tous les enfans n’ont pas eu l’occasion d’éprouver. Sa mère était accouchée de trois jumelles. Ces microscopiques créatures, mignonnes et jolies à ravir, se ressemblaient tant que lorsqu’on les baptisa, on ne les distinguait les unes des autres qu’à la couleur de leurs rubans. Elles ne tardèrent pas à mourir. « Leurs petits cercueils, nous dit-il, me firent l’effet de jouets. » Peu après, d’autres décès survinrent ; dans l’espace de quatorze mois, il vit sortir de la maison paternelle cinq morts, et il lui sembla que sa vie s’annonçait mal.
Ses parens étaient comédiens. Son père, qui appartenait à une vieille famille bourgeoise de Vienne, s’était senti de bonne heure la vocation du théâtre et sous le pseudonyme de Joseph Korner avait joué les premiers rôles à Nuremberg, à Munich et sur les principales scènes de province de l’Autriche. Sa mère avait plus d’ambition que de talent, le public ne l’avait jamais goûtée. Jalouse des succès de son mari, elle entendait qu’il n’acceptât aucun engagement sans avoir stipulé au préalable que les directeurs la traiteraient sur le même pied que lui. C’était lui demander de mourir de faim. De là des récriminations, des zizanies, d’incessantes querelles, qui attristaient cet intérieur ; peu s’en fallut qu’on n’en vînt à une séparation. Franz Nissel armait tendrement sa mère, il était porté à épouser tous ses griefs. Il ne comprit que plus tard que son père avait quelquefois raison, que le plus grand tort de
- ↑ Mein Leben, Selbstbiographie, Tagebuchblätter und Briefe, von Franz Nissel. Stuttgart, 1894.