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Magicienne, Die Zauberin am Stein, obtint à Vienne un éclatant et durable succès. Le public avait fait à son Persée, il en convenait lui-même, l’accueil le plus chaud et témoigné son enthousiasme « par une tempête d’applaudissemens tels que les murs du vieux et vénérable temple des Muses n’en avaient jamais entendu. »

Il était connu, apprécié dans toute l’Allemagne. En 1878, le prix de la fondation Schiller, destiné à récompenser la meilleure tragédie, fut décerné à l’auteur d’Agnès de Méranie. Dès ses débuts il avait trouvé dans un journaliste autrichien fort courtisé et fort redouté, le célèbre Saphir, rédacteur de l’Humoriste, un bienveillant protecteur qui ne lui a jamais marchandé les éloges. Plus tard il fut loué, prôné par les maîtres de la critique allemande, Julian Schmidt, Rudolf Gottschall, Paul Lindau, Julius Rodenberg. Le conseil municipal de Vienne lui vota à l’unanimité une récompense honorifique. L’année suivante, comme il entrait dans sa 61e année, il reçut de toutes parts des adresses, des lettres, des télégrammes : sa porte était assiégée par les délégués qui lui apportaient les congratulations de toutes les sociétés littéraires.

Il fut très sensible, il en convenait encore, à ces témoignages d’admiration et de respect ; mais il restait sombre ; il se disait mélancoliquement : « Et après ? On m’honore aujourd’hui ; m’honorera-t-on demain ? Ma gloire n’est-elle pas un soleil qui se couche ? » Il se demandait si ces derniers hommages, qui réjouissaient sa vieillesse, n’étaient pas comme un adieu de la destinée, qui prenait congé de Franz Nissel, se mettait en règle avec lui, et lui disait : « Je t’ai payé ma dette, me voilà quitte, et tu peux mourir, tu ne recevras plus rien de moi. »

Quand il se comparait à Sisyphe et à Prométhée, on était tenté de lui répondre : « Vous avez l’humeur bien chagrine. Un homme qui a fait tout ce qu’il voulait faire, qui a été tout ce qu’il voulait être, qui a donné au monde tout ce qu’il pouvait lui donner et que le monde a récompensé selon ses mérites, n’a pas de griefs sérieux contre la destinée. Vous êtes un de ces poètes qui transforment leurs contrariétés en catastrophes, à qui les petits chagrins communs à tous les hommes apparaissent comme des calamités extraordinaires et qui, lorsqu’il leur échoit quelque bonne fortune, s’empressent de mêler l’amertume de l’absinthe à la douceur de leur vin et d’empoisonner leurs joies par leurs réflexions moroses. » Et cependant, en lui parlant ainsi, on lui aurait fait tort ; il avait bien quelque sujet de n’être pas content de la vie. Il tenait à ce qu’on le sût ; il s’était promis d’expliquer son cas à ses amis comme aux indifférens, et en 1889, il avait entrepris d’écrire ses mémoires. Il n’est pas allé jusqu’au bout, le temps ou la force lui a manqué, il s’est arrêté à la fin de l’histoire de sa jeunesse. Sa sœur, Mlle Caroline Nissel, qui vient de publier ces mémoires inachevés, les a complétés par des fragmens de journal et