Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/704

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nissel. Il avait un vrai talent, et ses pièces ne pèchent point par l’exécution. Il connaissait le théâtre, il avait le don de l’émotion, il y a dans tous ses drames des scènes qui portent. Ce qu’on pouvait lui reprocher, c’était d’avoir trop de goût pour les situations noires, pour les caractères sombres et mystérieux. Il a mis en scène, dans son Persée, une Romaine fort étrange et fort romantique, dont la destinée est de tuer tous ceux qui ont l’imprudence de l’aimer, et qui finit par se tuer elle-même. C’est une vraie furie, et cette furie n’est pas adorable. On lui a reproché aussi d’avoir trop de penchant à la déclamation, ses héros se donnent trop souvent le plaisir de s’apostropher eux-mêmes : — « Oh ! mon œil, regarde-le mourir, et reste sec, si tu le peux !… Coule, mon sang, coule à gros bouillons !… Ô mon oreille, le bruit de ses victoires t’assourdit, et le moindre souffle de la brise te parle de sa grandeur. » Ulysse a dit un jour à son cœur : « Sois patient ! » Mais il ne l’a dit qu’une fois. De son temps, la rhétorique n’avait pas encore été inventée.

Nissel était un artiste sérieux, et il a su se corriger avec l’âge de ses défauts de jeunesse. C’est à peine si on en retrouve quelque trace dans son Agnès de Méranie, qui ne ressemble point à celle de Ponsard et qu’il considérait avec raison comme sa meilleure tragédie. Cependant, si mon impression est juste, son vrai chef-d’œuvre est la comédie historique qu’il a intitulée : Une couchée de Mathias Corvin : Ein Nachtlager Corvins. Un seigneur hongrois, gouverneur du château de Pressbourg, s’est marié sur le tard ; fort jaloux de sa femme beaucoup plus jeune que lui et d’une remarquable beauté, il la tient enfermée entre les quatre murs de sa forteresse. Son mauvais destin le condamne à donner pour une nuit l’hospitalité à son roi, Mathias Corvin. Il admire beaucoup ce héros, mais il le sait fort sensible à la beauté des femmes, et il s’arrange pour lui cacher la sienne. Quand ce vert-galant demande à voir la châtelaine, il lui présente sa belle-sœur, jeune éventée, qui se prête de grand cœur à la plaisanterie. Il s’est cru fort habile, et peu s’en faut que son stratagème n’attire sur lui le malheur qu’il redoutait. Cette comédie, que Nissel aurait pu intituler : Les précautions dangereuses, est vivement menée. L’intrigue est ingénieuse, les situations sont piquantes, il y a de l’esprit dans le dialogue, de la fantaisie dans l’invention, et, chose rare dans le théâtre allemand, les caractères, finement tracés, se soutiennent jusqu’au dénoûment. Je suis de l’avis d’un critique qui trouvait cette pièce aussi agréable, aussi amusante qu’habilement construite, et je me demande si ce poète qui aimait le sombre n’avait pas encore plus de talent pour la comédie que pour le drame.

Nissel était-il un de ces génies qui, méconnus de leur vivant, ont besoin d’avoir quelques années de cercueil pour se faire rendre parmi monde ingrat une tardive justice ? Un de ses drames populaires, la