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levèrent en toute hâte et traversèrent la rue, allant à sa rencontre comme s’ils eussent formé tous ensemble un comité en session spéciale. Après avoir échangé des poignées de main solennelles, ils restèrent à l’écart, appuyés contre une barrière :

— Eh bien ! nous avons eu un grand jour, n’est-ce pas, John ? dit Henry Merrill. Vous avez commandé au mieux. Et les gens d’ici trouvent qu’il faut reprendre ça chaque année. Oui, ils m’en ont tous parlé tandis que je retournais à la maison. Ils disent qu’ils n’avaient pas l’idée que nous produirions tant d’effet. Quel malheur qu’on n’ait pas commencé quand on était plus nombreux !

— Ce drapeau que vous portiez a été le plus beau de l’affaire, dit généreusement Asa Brown. Je veux payer ma part de location. Et puis tout le monde a été content de voir le pauvre vieux Martin si bien traité.

— Ils étaient au moins une douzaine qui m’ont promis que l’année prochaine ils planteraient des drapeaux dehors et décoreraient leurs maisons de quelque manière. Les gens sentent au fond comme il faut, mais il faut les réveiller un peu, dit Merrill.

— Moi, j’avais pensé je ne sais combien de fois à rejoindre la grande armée d’Alton, poursuivit Asa, mais c’est encore loin et la dépense m’a toujours arrêté. Et puis je ne connais pas plus de deux ou trois hommes là-bas. Vous savez, la plupart de ceux d’Alton ont été naturellement répartis dans des régimens de l’autre côté de la ligne de l’État, ils ont eu d’autres batailles, ils n’ont jamais campé près de nous. Il faut tenir à son chez soi, faire chacun ce qu’on peut dans sa localité.

Le ministre m’a dit tantôt qu’il allait s’arranger pour avoir comme des espèces de parlotes dans la meeting-house[1], l’hiver prochain ; il veut demander à quelques-uns de nous ce qu’ils ont fait dans le Sud : un soir ce sera sur la vie des camps, un autre soir sur les longues marches, et puis sur les batailles, — ça prendra pas mal de temps ; — il faudra raconter tout ce que nous nous rappelons sur les camarades qui ont été tués, à seule fin qu’on ne les oublie pas. Il pense qu’il doit y avoir des parens qui ont gardé les lettres écrites des avant-postes par leurs garçons et qu’on pourrait faire, en se servant de ces bouts d’écrit, une histoire quasiment de nous autres. Voilà un homme capable, cet ancien Dallas, reprit Henry Merrill d’un ton approbateur ; il a déjà tiré tout un plan, au profit de la jeunesse, qu’il dit.

— Chacun de nous, en cherchant tant soit peu, pourrait y

  1. La meeting-house est à la fois l’église et un lieu de réunion publique.