— Vite ! que je les voie ! Je veux les voir passer ! s’écria-t-elle en essayant de se lever toute seule de sa chaise dès qu’elle entendit le fifre. Les femmes qui l’entouraient la conduisirent jusqu’à la porte, en la soutenant pour qu’elle pût attendre debout. Elle était déjà vieille quand commença la guerre ; elle avait envoyé sur les champs de bataille deux fils et deux petits-fils ; il ne lui restait plus personne. Quand les hommes approchèrent, elle redressa sa taille courbée avec toute la vigueur de la jeunesse. Le fifre et le tambour s’arrêtèrent soudain, le drapeau s’inclina. Elle n’y prit pas garde, mais ses yeux éteints eurent un dernier éclair et puis se remplirent de larmes lorsque le même salut fut fait aux tombes des soldats.
— Merci, mes garçons, merci ! cria-t-elle de sa voix chevrotante, et ils l’acclamèrent en chœur.
Le vivat fut répété par tout le cortège en l’honneur de la grand’mère Dexter, debout sur le pas de sa porte, entre les lilas. Ce fut un des beaux momens de la journée.
Les quelques vieillards qui se trouvaient à l’asile des indigens attendaient aussi le spectacle. Un petit garçon du gardien, sachant que c’était fête et ne comprenant pas au juste pourquoi, avait attaché son drapeau-joujou à la fenêtre du pignon où il ressortait comme une fleur brillante sur les planches grisâtres. Ce fut la seule tentative d’ornementation que rencontrèrent les vétérans le long de leur route et ils s’arrêtèrent pour la saluer avant de rompre les rangs et d’aller au coin d’un champ, passé la grange annexe de la ferme des pauvres, vers le terrain qui renferme des tombes sans nom. Un silence solennel régna tandis qu’Asa Brown allait chercher derrière la charrette de Tighe deux drapeaux que lui et John Stover plantèrent dans le gazon. Ils savaient bien où étaient les tombes, car on leur avait réservé un coin spécial, par égard pour leurs occupans, témoignage exceptionnel de sensibilité. Eben Munson et John Tighe furent donc honorés comme les autres ; les couleurs américaines flottèrent sur eux environnées de bouquets inattendus et magnifiques : toutes les fleurs du printemps, asphodèles, jonquilles, groseillier sanguin, tulipes rouges jonchaient déjà le sol. Stover et son camarade échangèrent un regard significatif, tout en chantant, après quoi ils déposèrent leurs propres gerbes de lilas à côté de ces bouquets. Alors arriva quelque chose que ne comprit presque aucune des personnes présentes dans les charrettes. Le fils de Martin Tighe qui jouait du fifre avait bien étudié sa partie et, sur son pauvre instrument à courte haleine, il rendit de son mieux ce qu’il avait entendu une fois aux funérailles d’un soldat enterré à Alton. Les notes