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à l’ouvrage dans les premiers temps. Je ne sais pas pourquoi nous étions devenus si maladroits ; ce que nous pouvions faire de meilleur c’était de bavarder avec les vieux. Mon père n’avait jamais été content de mon départ pour la guerre, en partie parce qu’il était quaker, et ça le mortifiait de me voir flâner ici, au magasin, raconter ce qui s’était passé dans le Sud et discuter avec des individus qui ne savaient rien de ce qu’avaient fait nos généraux. Je me vois maintenant comme il me voyait alors ; mais après que j’ai eu fini de jeter ma petite gourme de glorieux… un blanc-bec, quoi !… j’ai pris la vieille ferme en main avec le père et j’en tire parti comme il faut. Regardez-moi ces prairies et voyez ce que j’ai fauché d’herbe l’année dernière ! Je n’ai pas à être honteux de mon bien, quoique j’aie été soldat.

— Tout ça me paraît bien plus grand qu’autrefois, dit Henry Merrill. Je parle de la guerre… Nous la comprenions mal. Ça me levait le cœur, leurs grandes phrases sur le patriotisme et l’amour du pays, et les pièces de vers que des dames écrivaient dans les papiers sur le vieux drapeau, les héros tombés et le reste ; tout ça ne frappait pas au bon endroit ; mais à présent chaque fois que je me trouve devant le drapeau j’en reste tout saisi. C’est comme je vous le dis. Il a déjà longtemps, l’automne dernier, j’étais allé à Alton ; une compagnie de pompiers faisait la parade. Ils avaient remporté un prix à une foire quelconque et s’en retournaient chez eux, musique en tête. Voilà que, pour regarder, je sors de boutique où j’étais avec ma femme : la compagnie avait fièrement bonne mine… presque aussi bonne mine que de la troupe. Je vis le drapeau s’avancer gonflé par le vent et il passa par-dessus moi. Quelque chose me serrait à la gorge. Jamais je n’ai été aussi près de pleurer. Heureusement personne ne m’a vu.

— Je retournerais à la guerre d’une minute à l’autre, déclara Stover après une pause expressive, mais nous en saurions bien davantage que la première fois. Peut-être que nous avons maintenant trop d’opinions arrêtées pour faire de bons soldats.

— Martin Tighe et John Tighe étaient considérablement plus vieux que les autres et ça ne les a pas empêchés de bien agir, riposta vivement Merrill. Nous trois, nous étions les cadets, mais à l’époque nous croyions en savoir plus long que tout le monde.

— N’empêche que la guerre a donné un fameux élan au pays, dit Asa Brown. Je prétends que nous commençons seulement à nous en rendre compte. Voilà mon cousin, vous savez, Daniel Evins qui est venu nous voir l’hiver dernier : il m’a dit que, dans