Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/655

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ennuis de la route. En réalité, elle va retrouver son cher Beckendorf, frère de la comtesse de Lieven. Une intrigue a été ourdie là-bas ; enlever le tsar à Mme Nariskine, le ramener à l’impératrice ; Georges fera le pont entre eux ; par sa beauté et son esprit, elle triomphera de la maîtresse russe : les rois n’ont-ils pas eu toujours un faible pour les reines de fiction ? On la présente à Alexandre qui lui donne une plaque en diamans, mais ne la redemande pas, et il faut se rabattre sur les hauts dignitaires et le grand-duc. Celui-ci tout d’abord avait opiné dédaigneusement : « Votre Mlle Georges, dans son genre, ne vaut pas mon cheval de parade dans le sien ; » puis il mordit à l’hameçon, vint la voir tous les jours et l’aima « comme une sœur », assure-t-elle. Quant à Napoléon, on lui a révélé sans doute le complot, et il a permis cette fuite, car, en 1813, lorsque Georges rejoint la Comédie à Dresde, il se reprend de goût pour elle, la fait réintégrer comme sociétaire, et ordonne qu’on la traite comme si elle n’avait pas été absente ; plusieurs fois aussi la cassette impériale s’entrouvre pour ce bourreau d’argent. Son imprévoyance a pour excuse le douteux privilège d’une très longue vie : cette femme, qui avait débuté en 1802, restait sur la brèche, jouait encore en 1855 à l’Odéon.

Que de tristesses accumulées dans ces deux dates ? Et quelle rude revanche de la raison sur l’imagination ? Mais, pourquoi s’étonner qu’un artiste marche à travers la vie comme un poète, dépense largement son gain, escompte l’avenir ? Peut-on en vouloir à la pauvre Georges d’avoir oublié le précepte de son camarade Florence : « Le comédien doit rester trente ans au théâtre, dix ans pour faire des dettes, dix ans pour les payer, dix ans pour amasser. » Oui, la lutte pour l’existence le veut ainsi : demain commande ; la vieillesse menace l’acteur qu’elle condamne aux vertus bourgeoises ; et les peuples n’ont guère plus de reconnaissance que les individus. La querelle des cigales et des fourmis est aussi antique que l’humanité, et, tout compte fait, un peu d’indulgence ne messied pas dans l’appréciation des choses terrestres. Laissons aux fourmis les confortables calculs, les savantes spéculations de bien-être, la dignité solide de la retraite, toutes les joies de l’épargne, et cet orgueil de penser qu’elles font la grandeur et la puissance de la fourmilière ; mais les pauvres cigales qui ne thésaurisent point, elles ont parfois jeté de la poésie, de l’amour, du soleil dans les âmes, et pourquoi leur marchander notre sympathie ?


VICTOR DU BLED.