Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/653

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le mot : « Je tremble ! » arrachaient des larmes aux spectateurs ; les femmes s’évanouissaient, plaignaient Ariane ; tous les hommes condamnaient Thésée, et Lafon qui jouait avec elle ne pouvait s’empêcher de dire tout haut : « Ah ! mon amie, c’est sublime ! » Le jour de sa rentrée, après une maladie, en 1803, Geoffroy dépité compara le délire de la salle aux convulsions de Saint-Médard, et, d’après certains pamphlets d’alors, chaque spectateur ressemblait à un amant longtemps privé d’une maîtresse chérie et qui se retrouve enfin dans ses bras. La bonté, la charité de Duchesnois égalèrent son énergie brûlante, sa profonde sensibilité : « Elle est si bonne qu’elle en est belle ; elle est si belle qu’elle en est bonne ; » ainsi prononçaient les faiseurs d’antithèses sur elle et sa rivale. Elle eut un salon où s’empressaient les hommes les plus distingués : Legouvé et Vigée, ses premiers maîtres de déclamation, Salgues, Lepan, Talma, Fleury, Gros, Vernet, Léopold Robert, Arnault et Jouy, Lavalette, les maréchaux Mortier et Gérard, Mmes de Genlis, Lebrun, Élisa Mercœur… La Restauration n’avait point ses sympathies, mais, grâce au crédit de son ami, le général Valence, elle empêcha mainte disgrâce ; sauva de la proscription beaucoup de personnes : elle avait la passion du bien en tout, puisqu’il est de l’essence même de cette passion de se répandre, de se généraliser. Parmi les bonapartistes réfugiés dans son hôtel en 1814, se trouvait un homme qui, aux Cent Jours, occupa un emploi important au ministère de la police : enragé de vengeance, le proscrit d’hier se met à dresser des listes de proscription, et, connaissant la générosité de Duchesnois, envoie chez elle des agens : elle refuse bravement l’entrée, va trouver l’ingrat, lui reproche amèrement de violer le droit d’asile, le menace d’un éclat, obtient qu’il renonce à son projet. Et, lorsque sa voix commença de se gâter, lorsque l’amour ne convint plus à son âge, et que la mort de Talma porta un coup funeste à la tragédie, elle ne voulut point descendre au rôle de « Sémiramis des campagnes » et de « Melpomène des foires, » aimant mieux quitter la scène que de s’abaisser jusqu’au drame moderne. Puis elle se repentit, et ne pensa plus qu’à reparaître ; mais ses efforts pour raviver l’enthousiasme en province demeurèrent inutiles, et une pétition des auteurs dramatiques n’obtint aucun résultat. L’âge, l’ingratitude, la perte d’une grande partie de sa fortune ont accompli leur œuvre : le 30 mai 1833, faisant au public d’éternels adieux, elle essaie de lutter contre Mme Dorval, d’écraser la nouvelle école dans la personne de son interprète la plus brillante ; elle joue le quatrième acte de la Phèdre de Racine, cette Phèdre qui fut son plus beau rôle, sa rivale le quatrième acte de la Phèdre de Pradon : ses cris, ses râlemens font sourire. Elle survécut deux ans