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pralines. Quand vint le moment de partir pour la promenade projetée, mon père, désireux de graver dans mon esprit le souvenir de mes relations intimes avec Duchesnois, me dit : « Regarde bien cette belle dame. » Et comme je levais le nez pour voir, mais sans comprendre, il répéta : « Regarde bien cette belle dame… c’est elle que tu as vue hier soir au théâtre. » Alors, après quelques secondes d’un examen attentif, sortit de ma bouche cette réponse incongrue : « Ah ! mais, celle d’hier était bien plus belle que ça ! » Jugez si mon père dut regretter de ne m’avoir pas laissé à la maison ! Mais l’effet de ma réponse fut autre que celui qu’on pouvait en attendre : Duchesnois fut ravie, déclara que jamais compliment plus flatteur ne lui avait été adressé, et, m’entourant de ses beaux bras, elle m’embrassa avec effusion. Je ne puis supputer le nombre de baisers que j’eus l’honneur de recevoir en cette mémorable occasion. J’ai sur ma table un Bouillet où je lis « que la figure de Duchesnois n’était pas avantageuse », ce qui équivaut presque à dire qu’elle était laide. Les traits de son visage, en effet, n’avaient rien de ce qui constitue la beauté féminine ; mais comme, par son talent, elle s’était fait une beauté incontestable qui était son œuvre, artiste plus que femme, elle était sans regrets des avantages qui lui avaient été refusés… »

Sans regrets ! Non sans doute ; comment oublier tant d’affronts dévorés à cause de cette nature trop ingrate, tant d’efforts pour en triompher ? Trop laide ! murmurent les hommes de plaisir que rebutent son teint de moricaude, son nez épaté, ses grosses lèvres, une bouche fondue jusqu’aux oreilles, la toilette minable des années d’études, et qui ne daignent pas regarder des yeux magnifiques, un corps digne de Praxitèle. Trop laide ! répète la cabale des journalistes et gens du monde, inféodés à Mlle Georges, pendant cette rivalité épique qui se déchaînait en articles et en caricatures, en vers et en émeutes de parterre. Trop laide ! sifflent les bonnes camarades qu’horripile l’éclat de son début, et qui vont redisant l’épigramme de Louise Contat, lorsque Mlle Gros lui montre ses beaux bras encore noirs de la forte pression des mains nerveuses de la reine Duchesnois à sa confidente : « Oh ! la malheureuse, est-ce qu’elle déteint ? » Bonnes âmes qui ameutent si bien les autres acteurs que, lorsque le public la rappelle, Florence se trouve seul pour lui donner la main[1] ! Fille d’un domestique

  1. Mémoires de la Société d’Agriculture, des Lettres et des Arts de Valenciennes, t. Il, 1836. — A. Dinaux, Notice biographique sur Mlle Duchesnois, Valenciennes, 1836, in-8. — Legouvé, Soixante ans de Souvenirs. — Clément Courtois, l’Opinion du Parterre, Paris, Martinet, an XI. — La Conjuration de Mlle Duchesnois contre Mlle Georges pour lui ravir la couronne, Paris, in-8 de 84 pages, par Boursault. — Notice exacte de faits sur les deux actrices Duchesnois et Georges, an XI, in-8. — Mémorial dramatique, années XI, XII, XIII. — Petite revue de nos grands Théâtres, 1817, in-8. — Le Lever du rideau, ou chacun à sa place, par G. N., 1818. — Journal de Paris du 19 janvier 1835.