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s’en étonner ? Presque toutes les femmes, beaucoup d’hommes ne se conduisent pas autrement. Pendant une tournée à Pétersbourg,. après la paix de Tilsitt, Bourgoin répète toutes les épigrammes qui courent sur Napoléon, et elle y met du sien : de son côté, à Erfurt, il met en garde le tsar contre les agaceries de l’enjôleuse[1] qui, sous la Restauration, affiche un royalisme fougueux, paraît en scène avec des rubans blancs et des fleurs de lys, captive quelque temps le duc de Berry : elle avait le goût des grandeurs !


VIII

Cette lettre d’un vieil ami montre le prestige de la scène sur une âme jeune et les illusions charmantes dont s’entoure une grande artiste lorsqu’elle sait mettre sur son visage la beauté des héroïnes qu’elle ressuscite : « En 1831, j’avais sept ans et mon père était préfet de l’Orne. Lié depuis Sainte-Barbe avec Scribe et Bavard, en relations avec Firmin de la Comédie-Française, il avait par eux, je suppose, connu cette Duchesnois, surnommée depuis si longtemps la « Reine sensible » ou l’ « actrice de Racine » ; toujours est-il qu’il obtint d’elle la promesse de quelques représentations à Alençon, où mon grand-père venait de faire construire un théâtre, vendu depuis à la ville. Elle arriva, et le premier souvenir où je retrouve son image, est celui d’un déjeuner où je suis assis en face d’elle, entre mon père et ma mère. Le soir, elle jouait, et je la vis dans Phèdre : la seule chose que je me permettrai de dire à ce sujet, c’est que le timbre de sa voix, ses gestes et ses attitudes, d’une grâce incomparable et d’une majesté souveraine, produisirent sur moi une indéfinissable impression qui, après soixante ans, ne s’est pas effacée. Elle avait manifesté le désir de voir la ville, et, le lendemain, m’emmenant avec lui, mon père alla la prendre en voiture à l’Hôtel du Maure où elle était descendue. Elle nous reçut dans sa chambre : à peine étions-nous entrés que j’étais sur ses genoux, embrassé, caressé… et, tout en causant avec mon père, elle s’amusait à me faire croquer des

  1. L’empereur Alexandre trouvait Mlle Bourgoin charmante, et ne s’en cachait pas. Celle-ci le savait, et tout ce qu’elle jugeait capable d’exciter le goût du monarque, elle le mettait en usage. Un jour enfin, le tsar amoureux fit part à l’Empereur de ses dispositions à l’égard de Mlle Bourgoin. « Je ne vous engage pas à lui faire des avances, dit celui-ci. — Vous croyez qu’elle refuserait ? — Oh ! non ; mais c’est demain jour de poste, et dans cinq jours tout Paris saurait comment des pieds à la tête est faite Votre Majesté… Ainsi je souhaite que vous puissiez résister à la tentation. » — Ces mots refroidirent singulièrement l’ardeur de l’autocrate, qui remercia l’Empereur de son bon avertissement, et lui dit : « Mais, à la manière dont parle Votre Majesté, je serais tenté de croire que vous gardez à cette charmante actrice quelque rancune personnelle. — Non, en vérité, répliqua l’Empereur ; je ne sais que ce que l’on en dit… » L’empereur Alexandre quitta Sa Majesté, parfaitement convaincu, et Mlle Bourgoin en fut pour ses œillades et ses espérances. (Mémoires de Constant.)