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magnifique chat angora, qui le surprit un matin et n’en fit qu’une bouchée. La duchesse s’étant plainte amèrement et ayant signé sa lettre : Clorinde, duchesse de D…, Bourgoin riposta cavalièrement : « Ma petite, il est reconnu que lorsqu’on laisse la volée à son oiseau chéri, on l’expose à tomber dans les griffes du chat… c’est ce qui vient d’arriver au vôtre. Si vous en apprivoisez un autre, ce dont je doute, je vous invite à lui faire garder la cage auprès de vous, dût-il s’y déplaire… sur ce, ma petite, je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte et digne garde. — Iphigénie d’Aulide, fille du roi des rois. » Les rieurs ne furent pas du côté de la duchesse. Pour du talent, elle en eut un peu, pas beaucoup ; elle triomphait dans certains rôles de jeune fille, dans celui de cette Roxelane dont le fin sourire, la bouche fraîche et le petit nez retroussé renversent les lois d’un empire. Mais l’élégance de sa table, une physionomie naïve et piquante, un joli timbre de voix, ses mots, voilà surtout ce qu’on prisait en elle[1]. Non, Geoffroy ne mentait pas à prix d’argent, lorsque, après l’avoir portée aux nues, il se retournait subitement, raillait son jeu trop uniforme, et certain mouvement de pendule qui, paraît-il, la faisait osciller du talon à la pointe du pied et décrire vingt fois au haut de son corps un cercle de douze ou quinze degrés. Et n’est-ce pas le chef-d’œuvre de la réclame, cette lettre du comte Chaptal, ministre de l’Intérieur, lettre officielle publiée au Journal de Paris, où l’amoureux protecteur remercie Mlle Dumesnil d’avoir donné des leçons de déclamation à sa Dulcinée, et de ce chef lui accorde une gratification ? Pauvre Chaptal ! Napoléon se chargea assez méchamment de le désabuser sur le compte de la « déesse de la joie et des plaisirs ». Un jour qu’il travaillait avec lui, on annonce l’arrivée de Bourgoin : « Qu’elle attende ! » dit Napoléon. Un instant après, on gratte à la porte. « Qu’elle s’en aille ! » Mais Chaptal avait rassemblé ses papiers, était parti furieux, et le soir même il envoyait sa démission. La même disgrâce échut, paraît-il, à Duchesnois, envers laquelle Napoléon poussa le sans-gêne jusqu’à la faire déshabiller et rhabiller, sans qu’il daignât se déranger de son travail. Qu’une actrice compose ses opinions avec ses rancunes ou ses sympathies, qui pourrait

  1. « Plus tard, nous nous sommes revus quand j’ai voulu mettre au théâtre ma tragédie de Ninus II, où je lui confiai le rôle du jeune Zorame, qu’elle accepta en riant, et qu’elle joua de l’air le plus égrillard, avec une petite perruque frisée à cent boucles, un petit accent de soubrette, une petite mine de fille de boutique, qui me firent trembler. Elle estropiait les vers, elle disait un mot pour un autre ; elle ressemblait moins à un prince d’Assyrie qu’à un page du duc de Vendôme ; et, malgré tout cela elle eut un succès fou. On l’applaudissait comme elle jouait, à tort et à travers. Il ne tint qu’à elle de se croire admirable : elle était mieux, elle était jolie. » (Brifaut, I, p. 215.)