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cette supériorité de forces était une tentation permanente. La Russie et la France qu’elles menaçaient ont, par leur entente, rétabli l’équilibre. Si cette entente était belliqueuse, elles l’auraient tenue secrète, afin d’attirer plus sûrement à la guerre l’ennemi qui les aurait crues isolées. Elles ont rendu leur accord public. Désormais la Triple Alliance, pour être sûre de vaincre, a besoin de s’adjoindre une autre nation et la cherche. Si elle la trouve, d’autres nations, menacées à leur tour, se joindront à la France et à la Russie. Plus s’accroîtra chacun des groupes, plus se fortifieront les chances de paix, parce que plus il y a d’alliés, plus il est difficile qu’ils s’accordent à vouloir pour une même cause et au même moment la guerre, et parce que la vision des maux déchaînés par un conflit général fait hésiter même les plus résolus. Tandis qu’on cherche à accroître ses forces, on ne les emploie pas ; le temps s’écoule ; chacune des nations qui se concertent s’accoutume à accepter pour règle de sa conduite l’opinion des autres ; et il devient moins improbable que de grandes injustices se réparent par la sagesse des hommes, et non par leur égorgement. Bref, les vastes alliances contiennent les caprices individuels des peuples, les longues alliances sont le commencement des fédérations, et les fédérations la plus sûre garantie de la paix.

Ainsi travaillaient pour la paix, à Cronstadt et à Toulon, les Russes et les Français que Tolstoï accuse d’y avoir préparé la guerre. Et lui-même a entrevu la grandeur de l’acte qu’il calomnie. Elle l’émut un instant : « Je sentis, écrit-il, que j’étais prêt à pleurer, et je dus faire un effort pour résister à cette émotion. » Pourquoi cette guerre à lui-même ? Dans une seule larme il y a plus de vérité que dans tout son livre, et de son livre il restera, pour sa justification et notre espérance, cet aveu. Rien n’est perdu tant qu’un homme a encore à se vaincre pour se tromper.


ETIENNE LAMY.