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dans le monde l’unité n’est pas une idée nouvelle dont Tolstoï nous apporte le bienfait, c’est l’entreprise la plus ancienne, la plus persévéramment suivie, et la plus infructueuse de l’histoire.

Elle tenta d’abord le génie de Rome, et ce premier essai eut le plus long succès. Durant des siècles la Ville, s’étendant toujours plus loin, conquit par les armes et les lois l’univers connu, et, n’ayant plus rien à soumettre, imposa son nom à la paix même, qui devint Romaine. Mais cette unité était faite par la force seule ; et quand cette force dégénérée eut livré la maîtresse du monde à la honteuse couche des Césars, les chaînes de l’univers se trouvèrent trop lourdes pour une seule main. Elle les laissa tomber ; et, dès qu’ils furent libres, les peuples se retrouvèrent divers, parce que la violence, indifférente à leurs intérêts, à leurs traditions, à leurs volontés, n’avait pas tué ces forces ; et que dans les corps, seuls domptés, les âmes étaient restées rebelles.

Au moment où périssait l’œuvre de Rome, un autre principe d’unité se développait avec le christianisme, le christianisme, vainqueur des âmes et qui leur apportant la foi à une origine commune et à une destinée immortelle, semblait mettre à néant toutes les différences devant la grandeur de cette similitude. Il se trouva, pour édifier sur l’unité des croyances l’unité de société, le génie et la force d’un Charlemagne. Et l’empire franc succéda à l’empire romain, avec un principe de vie qui avait manqué au paganisme ; avec une ambition désintéressée, qui à l’aide de la conquête cherchait à vaincre la barbarie, se sentait débitrice de l’ordre, de la justice, du savoir, de la vertu envers tous les hommes, et se montra rude de main, mais douce de cœur et magnifique de bienfaits. Et pourtant, comme si cette unité était contre la nature, il fallut pour la soutenir un homme qui semblait au-dessus de la nature, et, à la fin de sa vie, lui-même maître de la terre, aperçut à l’horizon de la mer inaccessible les premières barques des Normands : image des infimes obstacles qui se moquent de nos trop vastes espoirs ! Dès sa mort en effet l’unité se brisa ; et en tant de débris que les nations semblèrent finir dans la poussière des fiefs.

L’Église alors songea que cette ruine des grandes puissances matérielles rendrait plus facile l’établissement de l’unité dans le monde, que ces faibles autorités auraient besoin d’une direction et d’un centre : où les trouveraient-elles mieux qu’en l’Église même ? La papauté s’offrit, avec l’autorité que lui donnait une foi alors générale. Son intervention n’était faite pour humilier aucune race, puisque toutes formaient à titre égal le clergé. Elle ouvrit à tous le bienfait d’une législation uniforme et sage, le droit