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III

Si Tolstoï a incomplètement jugé le caractère du patriotisme, on a-t-il prévu l’avenir avec plus de certitude ? Est-il certain que le patriotisme disparaîtra, détruit par la civilisation, et que l’individualité des peuples soit destinée à se perdre dans l’unité de l’espèce humaine ?

Oui, quand on considère la société de son origine à son état présent, on constate que tous les changemens apportés dans la vie des peuples ont eu pour conséquence une transformation du patriotisme. Dans la cité antique, le travail était en mépris, la source de la richesse était la conquête ; entre les peuples, vivant de guerre comme les fauves de chasse, il s’agissait de savoir lesquels seraient la proie des autres ; enfin la faiblesse de l’État entraînait pour le citoyen la ruine et l’esclavage. Le bonheur de chaque homme était attaché à la prépondérance de sa nation. L’homme aimait donc sa patrie. Il devait donc l’aimer non seulement avec sa fierté et son dévouement, mais avec toutes ses ambitions, toutes ses tendresses, toutes ses cupidités personnelles. Elle était l’enceinte où tous les biens trouvaient leur asile, et qui, forcée, les livrait tous.

Entre les peuples modernes l’état naturel n’est plus la guerre, mais la société. Le christianisme a fondé cette société sur deux lois : une loi d’ordre moral, qui a rendu l’homme partout respectable à l’homme ; et une loi d’ordre matériel qui, montrant dans le travail et l’échange la source de la richesse, a rendu l’homme partout utile à l’homme. Ces deux lois affirment leur empire jusque devant les trop fréquentes colères qui troublent l’amitié naturelle des peuples ; et c’est pourquoi les guerres elles-mêmes ne menacent plus, hors des champs de bataille, ni la famille, ni la propriété, ni la liberté, ni la vie. Par cela seul que les biens les plus proches, les plus essentiels de l’homme sont devenus inviolables, la fonction principale du patriotisme, qui était de les défendre, a disparu. La patrie, n’ayant plus charge de tout le trésor qu’elle gardait autrefois, n’a pu rester l’objet d’une sollicitude aussi inquiète, d’un amour aussi exclusif. Et cette transformation du patriotisme n’est pas seulement inévitable, elle est heureuse. Car c’est un grand progrès de la civilisation que les biens les plus essentiels de l’homme, au lieu d’avoir pour garantie la force inconstante de chaque nation, trouvent leur sûreté permanente dans un respect universel. Grâce à cette sûreté, une vie de plus en plus commune déborde par-dessus les frontières et unit