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Ce vice est l’habitude d’acquérir par l’imagination des certitudes, et d’appliquer la logique et l’observation non à éprouver mais à défendre des systèmes conçus sans elles : tel un mathématicien qui demanderait à son algèbre la preuve de ses songes. Tolstoï est un « voyant », et ce qui lui apparaît devient d’abord, comme il l’a dit lui-même, dans l’orgueil inconscient de son infaillibilité, « sa religion ». C’est seulement ensuite qu’il songe aux moyens de convaincre non lui-même, mais les autres. Alors, dans l’immensité des faits, ou des apparences, il va cherchant, non des témoins, mais des complices ; les interroge avec la ruse d’un vieux procureur, appelle ceux qui lui conviennent ; n’en veut tirer que ce qui lui donne raison ; les ajuste, les mutile et les brise au besoin comme des matériaux qu’il taille à la mesure exacte de son dessein.

Cet état d’âme, et la forme de talent qu’il doit produire se déclarent assez dès le début du livre. M. de Vogué s’est spirituellement plaint des trente pages qu’occupe dans Guerre et Paix une chasse à courre, et des trente-trois où s’embourbe, dans Anna Karénine, une chasse au marais. Avec la même minutie abondante, et cette fois goguenarde, Tolstoï détaille, en vingt-neuf pages, les pompes de Toulon et de Paris. Il est toujours l’homme qui fait des fresques avec des pinceaux à miniature. Mais tandis qu’en d’autres tableaux, il atteignait à la puissance par l’accumulation des petits traits, ici, où l’événement, le lieu, la durée, la foule, tout est grandeur, il ne donne que l’impression de la petitesse ; et là encore est son art. Il a sur l’avenir des peuples et sur leurs sentimens des certitudes que les faits semblent démentir, et il sait d’avance que les faits, s’ils le contredisent, ont tort. Il ne songe pas même à voir ce qu’il va juger, mais dans sa solitude de Toula, il lit, note, retient et raconte les détails qui lui prouvent que les choses se sont passées comme elles devaient.

Et quels indices lui deviennent des preuves ! Les Compagnies de chemins de fer ont organisé des trains à prix réduits : donc les manifestations étaient organisées d’avance par le gouvernement. Un matelot russe s’est jeté à la mer ayant fait vœu de faire à la nage le tour de son navire en l’honneur de la France : donc les manœuvres du gouvernement ont répandu une épidémie de folie, et si forte qu’elle pouvait conduire aux actes les plus coupables. Un journaliste, qui le tenait d’un Russe, qui le tenait d’un Français, n’a-t-il pas écrit : « On trouverait difficilement à Paris une femme qui ne fût pas prête à oublier ses devoirs pour satisfaire les désirs d’un marin russe. » Voilà la méthode. Tandis que les canons tonnent, que les drapeaux flottent, que des milliers