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Cet amour qui hait est le patriotisme : sa logique conduira les deux peuples à la rupture avec l’Allemagne.

« Et de nouveau les hommes s’endurciront, se mettront en fureur, deviendront semblables à des bêtes, et l’amour diminuera durant la paix, et la christianisation des peuples, qui déjà nous gagnait, sera retardée de nouveau de plusieurs dizaines, de plusieurs centaines d’années. »

À l’amplitude de ce regard jeté sur l’avenir, vous pressentez que l’incident de Toulon et de Cronstadt est pour l’apôtre slave un prétexte, l’occasion au cheveu ténu de laquelle il va attacher un système de philosophie. Le titre de son œuvre indique d’ailleurs son but : montrer l’antinomie de l’esprit patriotique et de l’esprit chrétien. Le patriotisme est, selon Tolstoï, une orgueilleuse préférence qui pousse un peuple à poursuivre sans scrupule, au détriment de tous les autres, tous les avantages dont son caprice a flatté son envie. Le patriotisme est un legs de la société antique. Chaque nation païenne se croyait supérieure à toutes les autres, et, de par la protection de ses dieux indigènes, appelée à l’empire. Ses dieux, ses lois, ses besoins lui affirmaient sa propriété sur les terres, sur les femmes, sur les esclaves de ses voisins, sur ses voisins eux-mêmes. La guerre était pour un Romain le moyen légitime d’exercer sur les races inférieures sa souveraineté naturelle, et tous les droits qu’il pouvait prendre, son patriotisme consistait à s’en emparer.

Le christianisme a créé un ordre nouveau et tout contraire, en révélant aux hommes de toute race l’unité de leur origine et la noblesse égale d’une destinée immortelle. L’antiquité avait dit : « L’homme est un loup pour l’homme ; » l’Evangile a dit : « Que l’homme soit pour l’homme un frère ! » Depuis, se poursuit l’histoire de contradictions où, partagés entre leurs vieux instincts et leurs nouveaux devoirs, les hommes sont tantôt frères et tantôt loups. Mais au milieu même des violences quelque douceur, tombée de l’Evangile, dure, gagne, et grandit. Les droits de la force se sont peu à peu restreints. Le vainqueur depuis longtemps n’ose plus disperser les familles, ravir la liberté, prendre même la propriété du vaincu. Les luttes ne déplacent plus que les bornes des États et la prépondérance des peuples : elles respectent les droits essentiels de l’homme.

Ce changement, selon Tolstoï, doit détruire, a déjà détruit le patriotisme, c’est-à-dire le désir de la guerre. Depuis qu’il n’a plus à craindre pour soi, pour son foyer, pour son champ, chacun des hommes qui composent un peuple ne redoute plus l’étranger et par suite ne le hait plus. « La population laborieuse est trop