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moment ils ont oublié leur rude et aventureuse existence. Les uns ont des mines attendries, extatiques ; les autres s’épanouissent ou rient à leurs coupes remplies de la liqueur vermeille. Nous n’avons pas ici affaire à cette ivresse lourde, épaisse et fumeuse des ivrognes de nos pays du Nord : l’ivrognerie est chose inconnue en Espagne. Mais quand l’occasion s’en présente pour ces déshérités de la vie, ils trouvent au fond de leurs verres cette gaieté communicative qui délie les langues, donne aux regards une étincelle furtive et verse dans les âmes, avec l’oubli des épreuves passées, l’insouciance de l’avenir, ce bonheur et cette richesse suprêmes des misérables. Tout cela est clairement et fortement exprimé par des pantomimes vraies, par des attitudes éloquentes, par la vivacité même de cette exécution déjà si sûre d’elle-même et si personnelle, et tout cela procède d’une poétique absolument nouvelle. Plus d’allégories ; plus de nymphes, ni de Silènes ; plus de traces de conventions traditionnelles ; la nature seule, avec ses exubérances et ses rudesses. Au lieu de se mettre, comme tant d’autres, en quête de documens, et de chercher dans les traductions de seconde main ces figures banales consacrées par un trop long usage, Velazquez, vraiment classique à le bien prendre, puise directement à la source de toute poésie où s’étaient abreuvés les anciens eux-mêmes.

S’il n’est guère possible de découvrir la trace de l’influence de Rubens dans les Buveurs, on croit du moins que ses conseils et ses récits éveillèrent chez Velazquez un vif désir de parcourir cette Italie dont Pacheco lui avait déjà tant vanté les merveilles. Il comprenait que la vue des œuvres du passé, aussi bien que les beautés de cette riche nature, ne pouvait qu’élever son esprit et agrandir pour lui les horizons de son art. Peut-être même Rubens avait-il parlé de ce projet à Philippe IV. En tout cas, le roi, qui avait témoigné à l’artiste tout son contentement du tableau des Borrachos, consentit au voyage et une certaine somme lui fut même allouée comme frais de route. Profitant du départ d’Ambroise Spinola, alors dans tout l’éclat de sa gloire militaire, et qui regagnait à ce moment l’Italie, Velazquez s’était embarqué à Barcelone, le 12 août 1629, et, dix jours après, il abordait à Gênes. Mais par ce que Rubens lui en avait dit et parce qu’il en savait [lui-même, c’était Venise qu’il avait hâte de visiter. Entre tous les artistes qu’il pouvait y étudier, Tintoret avec sa verve un peu rude et sa robuste simplicité y devint le principal objet de son admiration. Aussi, en dépit des défiances qu’excitait son séjour dans cette ville où les Espagnols étaient alors assez mal vus et où on le soupçonnait lui-même d’espionnage, il avait copié plusieurs des