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aux influences les plus diverses et les plus hautes, il restera toujours lui-même et, jusqu’au terme de sa vie, la pratique du portrait lui permettra de se retremper dans l’étude attentive de la nature. Il faut dire, à l’honneur du roi, qu’au lieu de rechercher cette facture minutieuse qui d’habitude séduit les amateurs, il préférait apparemment l’ampleur et le grand aspect des productions de son peintre, aussi bien que leur absolue sincérité. Peu à peu il avait pris goût à la société de Velazquez, et il aimait à venir, dans l’atelier qu’il avait fait disposer pour lui au palais, le surprendre pendant son travail. De tout temps, au surplus, il avait eu l’habitude d’errer dans les vastes corridors de l’Alcazar de Madrid, portant sur lui des clefs qui lui permettaient d’en ouvrir, à son gré, toutes les serrures. On racontait même à ce propos la plaisante histoire arrivée à un architecte italien attaché à sa cour. Rentrant un jour dans le réduit qui lui était réservé, non seulement le pauvre homme y avait vu tous ses papiers en désordre, mais dans une cassette à son usage, où était rangé un saucisson qu’on lui avait envoyé de Florence, il n’en retrouvait plus qu’une portion avec ce curieux autographe. « Nous avons pris pour nous la moitié manquante ; nous vous laissons l’autre par charité. Moi, le Roi. »

On peut penser que la faveur de Velazquez ne laissait pas de porter ombrage aux artistes qui avaient joui jusqu’alors des bonnes grâces du maître. Trois Italiens, le Florentin Angelo Nardi, Eugenio Caxesi et Vicencio Carducho, étaient avant lui en possession de ce titre de peintre du roi qu’il venait d’obtenir, et sans le combattre ouvertement, ils ne se sentaient pas d’humeur à lui céder le pas. Sous couleur des intérêts du grand art dont ils se prétendaient les représentans, ils essayaient de le discréditer. Dans le livre que l’un d’eux fit paraître quelque temps après[1] et où l’on trouve la trace de tous les torts qu’il imputait à son nouveau confrère, Carducho parle avec dédain de ces artistes qui, « sans carton préalable, jettent à même leurs couleurs sur la toile et se contentent de peindre des natures mortes ou des portraits, productions d’un genre évidemment secondaire, et qu’on ne saurait comparer aux œuvres qui exigent de longues méditations, du style, et des qualités d’un ordre supérieur. » Bien qu’il se sentît visé directement par ces propos, Velazquez ne leur avait d’abord opposé que le silence. Mais un jour que le roi, ennuyé de ces insinuations, demandait à l’artiste si, comme on le prétendait, il n’était, en effet, capable de peindre que des portraits, celui-ci, sans s’émouvoir, répondit que

  1. V. Carducho, Dialogues sur la Peinture, 1633.