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remplir les heures de ses journées jadis mieux employées. Toutes ces diversions étaient, du reste, impuissantes à secouer l’incurable ennui de Philippe IV. Au milieu de sa vie futile, il conservait cette attitude grave, hautaine, et cette physionomie renfermée qui lui étaient naturelles. Dans tout le cours de son règne on ne le vit pas rire plus de trois fois. Impassible pendant des heures entières, il se contentait de s’éventer un peu avec son chapeau, et c’est à peine si quelques paroles brèves et impératives tombaient de sa bouche. Un corps maigre, élancé, surmonté d’une petite tête pâle, aux grands traits, un regard impénétrable, des lèvres épaisses et vermeilles, telle était la figure ingrate que Velazquez allait représenter si souvent pendant toute sa carrière, sans que ni l’âge, ni les épreuves de la vie amenassent de modifications bien marquées sur ce masque immobile.

Tel il nous apparaît déjà dans ce premier portrait du Prado — (no 1070), — qui nous le montre debout, avec ses jambes menues, l’ovale allongé de son visage encore imberbe, ses cheveux blonds, son teint mat et ses mains bien faites, l’une pendante et tenant un placet, l’autre appuyée sur un tapis rougeâtre, la seule coloration du tableau. Les carnations et le noir du costume se détachent franchement sur le fond d’un gris uniforme. Fidèle à ses préoccupations de clair-obscur, l’artiste a peint son modèle en pleine lumière, et les ombres, d’ailleurs très restreintes, se découpent avec netteté, presque durement. Malgré tout, dans la simplicité de ses allures et de ses colorations, ce portrait a grand air. Il frappe par la sincérité absolue, par la plénitude des intonations, par cette justesse des mises en place qui restera toujours une des supériorités de Velazquez. À distance ses constructions sont établies avec une sûreté parfaite dans leur ensemble ; quand on s’approche, elles se justifient et se complètent par le détail du modelé et par la touche elle-même, toujours donnée dans le sens de la forme. L’artiste est déjà bien lui-même, en possession d’une originalité qui s’accusera de plus en plus, mais que désormais on ne saurait méconnaître. Il aurait pu d’ailleurs, s’il en avait senti le besoin, voir et consulter au palais même bien des modèles, plus d’un chef-d’œuvre : entre autres ce beau portrait de Philippe II par Titien, auquel il a peut-être emprunté l’élancement un peu exagéré de son personnage, ou bien ces austères et fortes peintures d’Antonio Moro, si profondément caractérisées, et dans lesquelles la conscience et le fini de l’exécution sont, presque autant que chez Holbein, mis au service de l’expression.

Mais Velazquez ne s’inspira jamais que de la nature, et l’amour qu’il avait pour elle devait le préserver de toute imitation. Soumis