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l’exposèrent à mainte aventure. La puissance du coloris et l’ampleur du dessin rendaient plus saisissans et plus étranges encore ces types d’une sauvagerie brutale qu’on retrouve souvent dans ses œuvres, notamment dans le Saint Basile du Louvre. Parmi les moines qui entourent le saint docteur il en est quelques-uns de mine plus que suspecte, et qu’on ne s’attendait guère à rencontrer en si vénérable compagnie. Peut-être étaient-ce simplement des amis de ce peintre qui, pour des méfaits très positifs, avait eu maille à partir avec le Saint Office[1]. Tel était l’homme dont Velazquez reçut d’abord les leçons ; mais avec sa nature fière et délicate, le jeune homme ne put supporter longtemps l’humeur assez difficile d’un pareil maître, et au bout d’un an il entrait dans l’atelier de Pacheco, chez lequel il était du moins assuré de rencontrer des procédés plus courtois.

Dessinateur médiocre et fort inférieur à Herrera pour le talent d’exécution, Pacheco ne rachetait point ces défauts par des qualités de coloriste. Bien qu’il n’eût jamais quitté sa patrie, il suivait en tout les erremens des Italiens et professait pour Raphaël un véritable culte. À l’exemple de Barrocio, il avait adopté un parti d’ombres crues et de lumières blafardes dont il exagérait encore les contrastes. C’était cependant un esprit curieux, et il s’appliquait à réunir en doctrines les préceptes de son art. Aussi, sans même parler des détails précieux que nous lui devons sur Velazquez, les écrits qu’il nous a laissés[2] offrent pour nous plus d’intérêt que ses œuvres. Suivant lui, la mission de l’art est d’élever les hommes vers Dieu. La connaissance des textes sacrés et des traditions qui régissent la représentation des sujets religieux doit donc être pour les artistes l’objet d’une étude incessante. Sur ce point, le bon Pacheco avait acquis une compétence indiscutée, et son autorité faisait loi dans tous les cas litigieux. Non seulement il prescrit les épisodes qui doivent être traités de préférence, les types et les attitudes qu’il convient de donner à chaque saint, mais encore la forme et la couleur consacrées pour ses vêtemens. Il sait jusqu’au menu de la collation que les anges ont servie au Christ dans le désert. Aussi, confiant dans sa piété comme dans son érudition, le Saint-Office lui avait-il commis le soin de surveiller les peintres ses confrères et de lui adresser des rapports où il appréciait le caractère d’orthodoxie de leurs œuvres. Par une heureuse inconséquence, ainsi que le remarque M. Justi, il n’avait en rien l’étoile d’un inquisiteur. Malgré la différence des croyances, Albert Durer, qu’il a étudié de près, n’est point

  1. Herrera fut condamné comme faux monnayeur, et il n’évita son châtiment qu’en se réfugiant chez les jésuites de Séville.
  2. Arte de la Pintura. Séville, 1649.