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par la fatalité de son sort. » Et par quels moyens faisait-il cette guerre ! À ce sujet, s’échauffant à nouveau et tempêtant, Napoléon reprit toutes ses plaintes, tous ses motifs d’indignation, toutes ses menaces, et toujours l’argument direct et personnel, celui qui cherchait l’homme sous le souverain, qui devait alarmer Alexandre pour sa sécurité et le faire trembler dans sa chair. L’empereur Alexandre, disait-il, en se plaçant lui-même à la tête de ses armées, s’est découvert devant ses peuples ; il s’est offert en première ligne, il s’est désigné à leur fureur, en cas de revers : « Il s’est réservé la responsabilité de la défaite. La guerre est mon milieu. J’y suis accoutumé. Ce n’est pas la même chose avec lui, il est empereur par sa naissance. Il doit régner et nommer un général pour commander : s’il fait bien, le récompenser ; s’il fait mal, le punir. Que le général ait une responsabilité devant lui plutôt que lui-même devant la nation, car les souverains ont aussi une responsabilité ; il ne faut pas oublier cela. »

Il continua ainsi longuement, prodiguant les avertissemens sinistres, les paroles acerbes, se promenant avec animation au milieu de ses convives debout. À un moment, il avisa Caulaincourt, qui restait silencieux et grave, sans donner aucun signe d’acquiescement, et lui frappant légèrement la joue, il l’interpella en ces termes : « Eh bien ! que ne dites-vous rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pétersbourg. » Très haut, il ajouta : « Ah ! l’empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs : il croit faire de la politique avec des cajoleries ; il a fait de vous un Russe. »

À ces mots, Caulaincourt pâlit, ses traits se contractèrent. Il s’était entendu infliger maintes fois, au cours de ses longues conversations avec l’empereur, à la suite des objections qu’il avait vaillamment produites contre la guerre, cette épithète de Russe que désavouait son patriotisme. Il en avait souffert, mais il avait supporté jusque-là le jeu déplaisant où s’obstinait son maître. Cette fois, c’en était trop : répéter devant un étranger, un ennemi, le reproche contre lequel protestait toute sa vie, c’était mettre publiquement en doute ses sentimens français et sa loyauté ; l’injustice passait les bornes, la taquinerie tournait en insulte. Caulaincourt ne put se contenir et répliqua sur un ton que l’empereur n’était pas habitué à entendre : « C’est sans doute parce que ma franchise a trop prouvé à Votre Majesté que je suis un très bon Français qu’elle veut avoir l’air d’en douter. Les marques de bonté de l’empereur Alexandre étaient à l’adresse de Votre Majesté ; comme votre fidèle sujet, Sire, je ne les oublierai jamais. »

À l’expression de visage qui accompagna ces paroles, chacun sentit que le duc était blessé au cœur ; un froid s’ensuivit ;