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confondre et humilier la Russie entière en sa personne. Malheureusement pour lui, il avait affaire à un adversaire difficile à démonter, servi par un patriotisme avisé et une rare présence d’esprit ; et l’avantage lui fut vivement disputé dans ce combat de paroles.

Il affecta d’abord un ton de rondeur familière et de bonhomie narquoise, abordant les sujets les plus frivoles, comme si son esprit eût eu besoin de se détendre et de se reposer après les préoccupations de la journée. Il fit allusion à la vie privée de l’empereur Alexandre, à ses succès féminins, aux occupations galantes qui semblaient l’absorber à l’heure même où nos troupes franchissaient la frontière : « Est-ce vrai, dit-il, que l’empereur Alexandre allait tous les jours à Wilna prendre le thé chez une beauté d’ici ? » Et se tournant vers le chambellan de service, M. de Turenne, qui se tenait debout derrière sa chaise : « Comment l’appelez-vous, Turenne ?

— Soulistrowska, Sire, » répondit le chambellan, dont le devoir était d’être parfaitement informé en ces matières.

— « Oui, Soulistrowska », et Napoléon adressait à Balachof un coup d’œil interrogateur.

— « Sire, répondit le Russe, l’empereur Alexandre est ordinairement galant avec toutes les femmes, mais à Wilna je l’ai vu occupé de tout autre chose.

— Pourquoi pas ? reprit l’empereur. Au quartier général, c’est encore permis. »

Mais il reprochait à Alexandre des fréquentations plus compromettantes. Etait-il donc vrai que ce monarque, non content d’accueillir à son service des Stein et des Armfeldt, permît à de tels hommes de s’asseoir à sa table et de manger son pain ?

— « Dites-moi, Stein a-t-il dîné avec l’empereur de Russie ?

— Sire, toutes les personnes de distinction sont admises à la grande table de Sa Majesté.

— Comment peut-on mettre un Stein à la table de l’empereur de Russie ? Si même l’empereur Alexandre s’est décidé à l’écouter, toujours ne devait-il pas le mettre à sa table. Est-ce qu’il a pu s’imaginer que Stein pouvait lui être attaché ? L’ange et le diable ne doivent jamais se trouver ensemble. »

Il parla alors de la Russie avec une curiosité pleine d’assurance, comme d’un pays qu’il allait visiter prochainement et parcourir en tous sens. Le nom de Moscou était déjà venu sur ses lèvres :

— « Général, demanda-t-il, combien comptez-vous d’habitans à Moscou ?

— Trois cent mille, Sire.