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prises au sérieux. Mais l’empereur Alexandre veut-il se rendre compte de la situation et se résoudre aux sacrifices convenables, quiconque se présentera de sa part sera le bienvenu. Veut-il rappeler le comte de Lauriston, afin d’avoir toujours sous la main un négociateur ? Il n’a qu’à faire un signe et l’ancien ambassadeur reprendra le chemin de Pétersbourg. Veut-il dès à présent régler les conditions du combat de manière à sauvegarder les droits de l’humanité et de la civilisation, conclure un cartel sur les bases les plus libérales, assurer le sort des blessés et des prisonniers ? Napoléon est prêt à mener cette négociation, parallèlement aux hostilités, et de plus en plus sa pensée intime se révèle : ce qu’il désire, c’est de garder le contact avec Alexandre, c’est de conserver sur lui une prise par laquelle il puisse le ressaisir en temps opportun et le ramener à lui, résigné et contrit. Il s’exprime maintenant sur le compte du tsar avec une commisération sympathique, comme on parle d’un ami égaré, pour lequel on conserve malgré tout un fonds d’indulgence et que l’on voudrait voir revenir. Puis, quand il a jeté dans le débat toutes ces idées sans y trop insister, laissant aux adversaires le soin de les relever et d’en faire leur profil, il se met, avec une suprême désinvolture, à parler de choses indifférentes. Il interroge Balachof sur la cour de Russie, demande des nouvelles du chancelier Roumiantsof, s’enquiert des causes qui ont amené la disgrâce de Spéranski. Il se complaît à ces questions, à ces détails, comme si l’excellence de sa position et une parfaite tranquillité d’esprit lui laissaient pleinement le loisir de causer, jusqu’à ce qu’enfin, tout à fait rasséréné et gracieux, il s’y prenne pour rompre l’entretien avec une politesse presque excessive : « Je ne veux plus vous dérober votre temps, général. Dans le cours de la journée, je vous préparerai une lettre pour l’empereur Alexandre. »


V

Le soir, à sept heures, Balachof fut invité à dîner chez Sa Majesté. Les autres convives étaient Berthier, Duroc, Bessières et Caulaincourt ; ce dernier avait été spécialement mandé et s’étonna un peu de cet appel, car son maître ne l’habituait plus depuis quelque temps à de pareilles faveurs. Pendant tout le repas, l’empereur entretint et domina naturellement la conversation, mais il était redevenu haut, entier, agressif ; s’adressant à un auditoire au lieu de parler à un seul interlocuteur, il mesurait ses effets au nombre de personnes à frapper et à convaincre. Son but évident était d’embarrasser Balachof devant témoins, de le décontenancer par des questions imprévues ; on eût dit qu’il voulait