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la première occasion et dont l’explosion peut mettre en péril sa couronne et sa vie. Depuis un siècle, le mécontentement des hautes classes en Russie s’était manifesté à plusieurs reprises par des complots, par des attentats, par des révolutions de palais ou de caserne. En soixante ans, ces crises intérieures avaient abouti à quatre changemens de règne, à l’assassinat de trois empereurs. Fondée sur ces précédens, la croyance à l’instabilité du pouvoir à Pétersbourg était générale en Europe ; c’était la grande objection qu’opposaient les chancelleries à une alliance avec la Russie ; c’était l’une des raisons qui donnaient toute confiance à Napoléon dans le succès de son entreprise et qui l’avaient engagé à la risquer : il tenait pour presque assuré que, dans l’état critique et violent où il allait placer la Russie, une révolte de nobles viendrait favoriser indirectement l’invasion et désorganiser la résistance. Dans tous les cas, il voulait consterner Alexandre par la crainte de cette diversion, afin de l’avoir plus facilement à merci, et toutes ses paroles, toutes ses insinuations tendaient à faire redouter au fils de Paul Ier le sort de son père, à évoquer de lugubres visions.

En Russie — laissait-il entendre — les souverains sont-ils si solidement assis sur le trône qu’ils puissent impunément plonger leurs peuples dans les calamités d’une guerre malheureuse et les réduire au désespoir ? Les hommes auxquels Alexandre prostitue sa confiance seront les premiers à se retourner contre lui, dès qu’ils y verront leur intérêt, à le trahir et à le vendre, « à tirer la corde qui peut trancher sa vie ». Ces mots étaient-ils une allusion à l’écharpe qui avait serré le cou de Paul Ier et étouffé ses cris, tandis qu’on lui défonçait le crâne avec un pommeau d’épée ? Pour renouveler de pareilles horreurs, que fallait-il ? Un grand coup porté du dehors qui ébranlerait l’opinion, l’annonce d’une bataille perdue, d’un désastre militaire ! Or, ce désastre était imminent. Ici, par une suite d’affirmations superbes et tranchantes, Napoléon pose en fait que la guerre doit nécessairement tourner au détriment et à la confusion des Russes. Il soutient qu’elle commence mal pour eux et que la manière dont elle s’engage permet d’en préjuger l’issue ; il s’acharne à le prouver. Toutes les circonstances qui ont marqué le début des hostilités et qui ont été pour lui autant de déceptions, il les tourne en sa faveur, il s’en fait des avantages. Quant à la disproportion des forces en hommes, en argent, en ressources de tout genre, n’est-elle pas évidente, écrasante ? Napoléon se targue de tout connaître des armées russes, la composition de chacune d’elles, sa valeur, le nombre de ses divisions, l’effectif moyen des bataillons ; il cite des chiffres, accumule des détails, se livre à un retour