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pas eu le temps de se haïr. Dès le 28 juin, le maréchal duc de Reggio s’était heurté au corps de Wittgenstein, arrêté et établi aux environs de Wilkomir. Bien que le maréchal n’eût avec lui qu’une division de fantassins et sa cavalerie, il avait abordé l’ennemi avec entrain ; il lui avait tué ou pris quelques centaines d’hommes et l’avait refoulé assez loin, sans l’entamer sérieusement. L’empereur félicita le commandant et les troupes du 3e corps, mais qu’était cette brillante affaire d’avant-garde pour lui qui avait rêvé de recommencer Austerlitz ou Friedland, au moins Abensberg et Eckmühl ? À tous les officiers qui lui apportaient des nouvelles, sa première question était : « Combien de prisonniers ? » Les réponses ne le satisfaisaient guère. On recueillait des traînards, des déserteurs, quelques détachemens et quelques convois égarés : là se bornaient nos prises, et l’empereur attendait en vain ces colonnes d’ennemis désarmés, ces interminables trains d’artillerie, ces brassées d’étendards captifs que lui présentaient jadis ses soldats au retour du champ de bataille.

Il eût eu besoin pourtant de trophées, de bulletins triomphans pour retremper pleinement le moral de son armée, pour exciter surtout et soulever les Polonais de Lithuanie. En effet, bien que l’on essayât de toutes manières pour son compte à déterminer l’insurrection, à chauffer l’enthousiasme, l’attitude de la population trompait toujours son attente. Pour décider les notables de Wilna à se mettre en avant, à payer de leur nom et de leur personne, il avait fallu les relancer chez eux, les entreprendre un à un, quêter leur adhésion, forcer presque leur concours. Dans les campagnes, chaque classe d’habitans avait ses motifs de défiance. Les excès de nos soldats, les brigandages de nos alliés allemands continuaient à désoler les paysans, qui se sauvaient à notre approche et se réfugiaient dans les bois. Pour les ramener et se les concilier, Napoléon leur annonçait la liberté, l’abolition du servage ; mais ces promesses indisposaient les seigneurs, les grands propriétaires ruraux, possesseurs d’esclaves. Si la majeure partie de la noblesse restait malgré tout favorablement disposée, un doute persistant sur les intentions réelles de Napoléon à l’égard de la Pologne, un doute naissant sur le succès de ses armes, la crainte de représailles russes, retardaient l’élan des cœurs. Tout ce qui se faisait en Lithuanie, — ébauche d’une organisation nationale, formation d’un gouvernement provisoire, levée de milices locales, — était exclusivement l’œuvre de quelques seigneurs dévoués de longue date à notre cause, déjà compromis aux yeux de l’ennemi ; la masse suivait mollement l’impulsion et ne la devançait jamais. L’empereur voyait venir à lui des