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direction, cherchant désespérément une issue ; les hommes marchaient nuit et jour, affamés, exténués, les pieds meurtris, en sueur et en sang ; quelques soldats portaient jusqu’à trois ou quatre fusils, échappés aux mains de leurs camarades défaillans, et cependant ils allaient toujours, fouettés par la voix impérieuse du chef qui leur montrait les Français accourant pour les prendre et qui leur faisait peur de la captivité. Heureusement pour eux, la nature du terrain facilitait leur évasion. Ceux de nos corps qui suivaient Doctorof et Dorockof avaient peine à se reconnaître au milieu d’un pays boisé, couvert, accidenté, coupé de ravins et de défilés ; ils s’embrouillaient dans les renseignemens fournis par les habitans du pays, confondaient les localités et les noms, prenaient Doctorof pour Dorockof et réciproquement. Davout, Pajol, Nansouty, Morand, Bordesoulle, touchaient à chaque instant l’ennemi sans le saisir et le sentaient glisser entre leurs doigts. La cavalerie légère entrait dans les villages sur les pas des Cosaques ; elle trouvait des cantonnemens encore chauds de leur présence, empestés de leur odeur, infectés de leur vermine, mais l’insaisissable ennemi avait fui. Parfois, cet ennemi semblait vouloir tenir. Son infanterie se montrait à la lisière des bois ; ses tirailleurs ouvraient le feu, nos grand’gardes étaient ramonées ; puis, lorsque nos commandans avaient rassemblé leurs troupes et reçu des renforts, lorsqu’ils poussaient contre l’adversaire, celui-ci avait décampé ; les masses entrevues la veille n’étaient plus que des formes indécises, se perdant peu à peu dans le brouillard et l’éloignement. Cette armée fantôme, vaguement surgie, s’évanouissait à notre approche, fondait sous notre main, se dérobait au contact.

Il y eut pourtant au nord de Wilna, dans la région où Ney et Oudinot opéraient contre Baggovouth et Wittgenstein, où les corps opposés les uns aux autres se frôlaient sans se bien distinguer, quelques rencontres partielles, d’assez rudes froissemens. Les deux partis se battaient alors avec vaillance, quoique sans acharnement. Français et Russes[1], que ne séparaient aucune inimitié traditionnelle, aucune injure de peuple à peuple, ne s’étaient pas encore animés mutuellement à la lutte et n’avaient

  1. Le général Lyautey, dans ses Souvenirs inédits, raconte à ce sujet une scène qui rappelle certains épisodes de la guerre de Crimée : « Le combat qui avait commencé pour nous dès le point du jour eut, vers le milieu de la journée, une heure ou deux de repos. Un ravin avec un cours d’eau noire nous séparait des Russes. Le besoin de faire boire les chevaux était commun aux deux partis, et de chaque côté on descendit dans le ravin… Les Russes buvaient d’un côté, nous de l’autre ; on se parlait sans trop se comprendre que par gestes : on se donnait la goutte, du tabac ; nous étions les plus riches et les plus généreux. Bientôt après, ces si bons amis se tiraient des coups de canon. Je trouvai un jeune officier parlant français : nous échangeâmes courtoisement quelques paroles, en attendant mieux. »