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recommença presque aussitôt à tomber, brouillant l’horizon, recouvrant tout de son voile gris, ramenant l’obscurité et l’incertitude. Au plus fort de l’averse, les soldats reconnurent au milieu d’eux l’empereur, sur son cheval blanc ; accompagné de Berthier, il était venu étudier les lieux dont il comptait faire la base d’une belle opération ; il cherchait à discerner les reliefs du sol, les approches de la position ; on le voyait braquer sa lorgnette sur les bois et les coteaux embrumés de pluie. Autour de lui, la rafale faisait rage ; son uniforme ruisselait, l’eau dégouttait par les bords avachis de son chapeau sur sa redingote grise. Au bout de quelque temps, on l’entendit dire : « Mais c’est une pluie horrible ; » et il tourna bride, revenant vers la ville.

Les corps de cavalerie jetés au sud de Wilna continuaient à apercevoir l’ennemi par intervalles, puis le perdaient de vue, n’arrivaient pas à se renseigner exactement sur la nature et la direction de ses forces, ne savaient plus s’ils avaient affaire à Bagration ou à d’autres. En réalité, Bagration ne s’était jamais approché de Wilna. Quittant le haut Niémen à la première nouvelle du passage, au lieu de remonter vers le Nord, il s’était jeté délibérément dans l’est, vers Minsk, vers l’intérieur de l’empire ; renonçant momentanément à rejoindre la première armée, il n’espérait plus s’y réunir qu’à la faveur d’un immense détour. Il était actuellement hors d’atteinte ; pour essayer contre lui d’une marche enveloppante, il faudrait élargir le cercle de nos évolutions, pousser Davout sur Minsk, attendre que Poniatowski et Jérôme fussent complètement entrés en ligne : ce ne pouvait plus être qu’une opération de longue haleine et de chances problématiques. Les Russes auxquels Pajol s’était heurté à Ochmiana appartenaient au corps de Doctorof, mais ce général, évitant de s’exposer sous Wilna, contournait cette ville à assez grande distance et prenait de l’espace. Nos dragons et nos chasseurs n’avaient fait que tâter et effleurer une colonne de cavalerie qui flanquait et protégeait son aile gauche, tandis que le reste du corps, ainsi couvert, filait à toute vitesse et dépassait la zone dangereuse. On pouvait encore s’élancer à sa suite, l’atteindre et le maltraiter dans sa retraite, non l’entourer et le prendre. Une seule fraction des armées ennemies restait aventurée, compromise, en extrême péril ; c’étaient quelques régimens d’infanterie et de cavalerie appartenant au 6e corps de Barclay et commandés par le général major Dorockof. N’ayant point reçu en temps utile l’ordre de se joindre au mouvement général de retraite, cette arrière-garde s’était attardée au sud de Wilna ; elle s’y était vue tout à coup environnée de nos postes ; maintenant, elle errait affolée, se heurtant à nous de tous côtés, changeant à chaque instant de