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général signalaient les difficultés de la marche ; tous les chefs de corps se plaignaient à la fois, en termes plus ou moins vifs, suivant leur tempérament et leur humeur. Le bouillant général Roguet, qui éclairait avec sa division l’armée d’Italie, pestait et maugréait. Ney continuait d’avancer, mais par quels miracles d’énergie ! Encore ne pouvait-il cheminer qu’à très petits pas et sans se déployer. Il écrivait le 30 à l’empereur : « La pluie qui ne cesse de tomber depuis hier trois heures de l’après-midi met le corps d’armée dans la presque impossibilité de marcher autrement que par la grande route, les chemins de traverse étant inondés et présentant des fondrières d’où l’infanterie ne peut se tirer et que la cavalerie même passe avec beaucoup de peine[1]. » Murat évoquait les plus fâcheux souvenirs de sa carrière militaire, ceux que lui avait laissés la campagne d’hiver entreprise à la fin de 1806 dans les boues de la Pologne : « Les routes sont devenues bien mauvaises, disait-il ; à certains endroits, j’ai cru me retrouver à Pultusk. » Eugène était le plus découragé ; sa correspondance annonçait plus d’appréhensions pour l’avenir que d’espérances. Il écrivait au prince major général : « Plus nous avançons, plus nous perdons de chevaux… Je ne puis pas dire à Votre Altesse le nombre des chevaux de transport que nous avons perdus, mais il est très considérable. Je suis désolé d’avoir toujours à entretenir Votre Altesse de notre fâcheuse position de vivres et de chevaux, mais il est pourtant de mon devoir de ne la lui cacher. Je n’ai plus à espérer que dans les ressources que nous pourrons trouver devant nous, car si le pays que nous allons parcourir est aussi dénué de ressources que celui que nous venons de traverser, je ne sais réellement pas à quel point nous serions réduits sous peu de temps. »

Malgré cette misère et ces prévisions fâcheuses, on cherchait l’ennemi, on s’efforçait de le rejoindre, car chacun le sentait près de soi et à portée. Dans la matinée du 1er juillet, pendant une éclaircie, une alerte eut lieu aux environs de Wilna. La veille, le général Pajol, parvenu jusqu’à Ochmiana, y avait rencontré des dragons de Sibérie, des hussards russes, des Cosaques ; on s’était vivement chargé et sabré ; la ville avait été prise, perdue, reprise ; non loin de là, Bordesoulle annonçait de son côté l’ennemi en forces. L’empereur et tout le monde au quartier général crurent que Bagration débouchait sur Wilna, qu’il allait tomber dans le réseau de troupes déployé autour de la ville et se faire prendre au piège. Dans nos campemens, le cri : Aux armes ! retentissait, et les soldats espéraient le combat. Mais la pluie

  1. Ces extraits et les suivans sont tirés des Archives nationales, cartons de la Secrétairerie d’État, A F, IV, 1642-47.