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ressources à force de menaces et de coups ; ils saccageaient les chaumières, emportaient les meubles pour se faire du bois, ne laissant derrière eux que des débris, promenant partout la dévastation, se faisant exécrer de ceux qu’ils venaient affranchir. Le nombre de ces pillards, des isolés, des dispersés, grossissait d’heure en heure ; la maraude, cette plaie de nos années, prenait des proportions inconnues ; des détachemens, des régimens entiers perdaient leur cohésion, s’effritaient, se dissolvaient en une poussière humaine qui s’abattait sur le pays et le ravageait. Et ces désordres, ces signes d’indiscipline et de désagrégation, funeste présage pour l’avenir, naissaient spontanément, par la force même des choses : trompant tous les calculs de la prévoyance, déjouant l’effort du génie, ils accusaient le vice essentiel de l’entreprise et le défi porté par Napoléon aux possibilités humaines. L’appareil de guerre à proportions inconnues dont il était l’auteur, gêné par l’enchevêtrement et l’incroyable multiplicité des ressorts, fonctionnait mal ; ses rouages compliqués se faussaient du premier coup ou se refusaient à entrer en jeu ; à peine mise en mouvement, l’énorme machine craquait et se démontait.

Nos avant-gardes de cavalerie atteignirent Wilna dans la nuit du 27 au 28 juin ; elles venaient d’occuper sans combat des positions défensives par excellence, un triple étage de hauteurs, des escarpemens formant camp retranché, « le pays le plus stratégique que l’on pût rencontrer, » disait le général Jomini en connaisseur. Sans se laisser tenter par ce terrain si bien approprié à la résistance, la cavalerie et les troupes légères de l’ennemi continuaient à se replier, observées et serrées de près. Parfois, quand la poursuite devenait trop pressante, elles faisaient front et risquaient un court engagement, pour reprendre ensuite leur marche rétrograde : il y eut aux abords de Wilna une escarmouche assez vive qui ne tourna pas à notre avantage et où le frère du général de Ségur fut fait prisonnier.

Néanmoins, le 28 au matin, nos chasseurs et nos dragons pénétraient dans la ville. La population nous attendait et se préparait à nous faire fête ; sans qu’il y eût chez les habitans unanimité d’opinion, la ferveur patriotique était très prononcée chez le plus grand nombre, la haine du Russe exubérante, l’exaltation vive. Heureux de notre approche, ils s’attendaient à voir paraître des émancipateurs qui les traiteraient en alliés et leur apporteraient l’ordre avec l’indépendance ; ils virent arriver une nuée d’affamés qui se précipitèrent sur les faubourgs, forçant les boutiques, pillant les auberges et les dépôts de vivres, faisant main basse sur tous les objets placés à leur portée. À cet aspect, la terreur se répandit ; chacun ne songea plus qu’à se renfermer et à