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elles échapperaient difficilement à cette multiple étreinte. Donc, l’empereur peut encore obtenir de magnifiques résultats, avant même d’ouvrir le message d’Alexandre et de répondre à ses suprêmes paroles. « Si les Russes ne se battent pas devant Wilna, dit-il, j’en prendrai une partie. » Pour arriver à ce but, tout se réduit à une question de temps et de vitesse ; il ne faut qu’un ensemble de manœuvres rapides, précises et concordantes. Dans la journée du 26, l’empereur ordonne et accélère le mouvement sur Wilna ; il invite tous les corps à reprendre leur élan, à marcher franchement, rondement, sans halte ni repos ; il stimule le zèle et l’ardeur de chacun : « Il eût voulu, dit un témoin, donner des ailes à tout le monde. »

Soulevée par cette impulsion vigoureuse, l’armée franchit d’une seule haleine les dix lieues environ qui la séparaient de Wilna, mais elle résista mal à l’épreuve de cette marche précipitée. Beaucoup de nos soldats, recrutés trop jeunes, n’avaient pas acquis l’endurance nécessaire ; ils perdaient l’allure, s’attardaient, s’égrenaient en traînards le long des chemins ; on en vit mourir sur la route de fatigue et d’épuisement, d’inanition aussi et de besoin. En effet, malgré l’impérieuse sollicitude de l’empereur, l’armée était insuffisamment pourvue de vivres ; avant le passage, les hommes n’en avaient dans leur sac que pour quelques jours, et ils se trouvaient maintenant « au bout de leurs consommations ». Les convois qui amenaient le surplus de l’approvisionnement, ralentis par leur nombre, par leur pesanteur, par l’horrible encombrement qu’ils créaient partout sur leur passage, éprouvaient d’extrêmes difficultés à rejoindre. La plupart des voitures apportant le pain, la viande, le bois, restaient en arrière : les rares caissons qui parvenaient à rallier les colonnes étaient aussitôt pris d’assaut, défoncés, vidés, malgré les efforts de l’intendance, et c’étaient sur la route des scènes de confusion et de violence, des tempêtes de juremens et de cris, des rassemblemens tumultueux, qui faisaient obstruction et retardaient indéfiniment l’arrivée des autres convois. Dénuée et mourant de faim, la plus grande partie de l’armée dut vivre aux dépens du pays, aux dépens de cette Pologne russe que Napoléon tenait essentiellement à ménager et à se concilier. Pauvre et mal cultivé, le pays suffisait avec peine à ses propres besoins ; les habitations étaient rares et clairsemées, les villages éloignés de la route et perdus dans les bois. Pour les atteindre, nos soldats devaient s’écarter des rangs, se disséminer, se perdre dans les profondeurs de la région. Beaucoup d’entre eux, dès qu’ils apercevaient un groupe de maisons ou une demeure isolée, se formaient en bandes pour fondre sur cette proie, arrachaient aux paysans leurs maigres