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un premier signe de désarroi et l’attribua à l’épouvante qu’aurait causée au tsar et à son conseil de guerre la rapidité de notre invasion. Il dit à Berthier : « Mon frère Alexandre, qui faisait tant le fier avec Narbonne, voudrait déjà s’arranger ; il a peur. Mes manœuvres ont dérouté les Russes : avant deux mois, ils seront à mes genoux. » En attendant, il ne se pressait point d’accueillir Balachof, invitant Davout à le garder jusqu’à nouvel ordre, résolu à ne l’admettre en sa présence qu’après un premier succès et la prise de Wilna. Il ferait alors ramener Balachof dans la ville même où cet envoyé avait reçu les instructions de son maître, et dont un éclatant fait d’armes nous aurait ouvert les portes. Constamment attentif à ménager ses effets, toujours soigneux du décor et de la mise en scène, il comptait frapper davantage le Russe s’il se montrait à lui installé dans le propre palais, dans le cabinet même de l’empereur Alexandre, où il apparaîtrait comme l’image et l’incarnation de la conquête. À peine entré en guerre et déjà victorieux, il pourrait alors parler plus haut, prononcer plus âprement ses exigences, et peut-être, par l’intermédiaire de Balachof, jeter les premières bases de cette capitulation qu’il prétendait imposer à ses ennemis et par laquelle il comptait clore rapidement la campagne.

Toutefois, avant de porter le coup qu’il médite, avant de marcher sur Wilna, il prend toutes les précautions nécessaires pour assurer le succès de cette entreprise. Sachant mettre une prudence raffinée au service de ses audaces, il passe deux jours encore à Kowno, le 25 et le 26, occupé à se préparer, à se reconnaître, à se munir, à faire explorer le pays. Il sait qu’il a devant lui la première armée russe, commandée par Barclay de Tolly ; il veut savoir comment les différens corps de cette armée sont constitués et répartis, se renseigner sur leur nombre, leur force, leur emplacement, et avant tout, comme il dit, « débrouiller l’échiquier ». Davout, et Murat sont chargés de s’éclairer au loin ; que ces deux chefs de corps procèdent par reconnaissances lestement poussées, en évitant de compromettre de trop forts détachemens, en tenant le gros de leurs troupes soigneusement rassemblé, en ayant soin de ne donner sur eux aucune prise. Napoléon modère l’ardeur de Murat, qui s’est jeté impétueusement en avant, et lui reproche d’aller un peu vite. Sa gauche le préoccupe toujours ; c’est à ses yeux le point faible et exposé. Il a jeté au-delà de la Wilya une partie des corps d’Oudinot et de Ney ; il leur recommande de démêler à tout prix ce qui se passe en face d’eux, établit aussi des communications avec les divisions de Macdonald, qui viennent de franchir le Niémen entre Tilsit et Georgenbourg et doivent opérer parallèlement à l’armée principale. Sur la rive gauche du Niémen, il presse les corps d’Eugène