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sait toujours reconnaître. On se souvient que, depuis quelques mois, deux officiers français, arrêtés en Allemagne sous la prévention d’espionnage, étaient retenus dans une forteresse impériale : ils avaient été condamnés à y passer six ans. Personne ne croyait qu’ils y resteraient jusqu’à l’expiration de leur peine, mais on ne s’attendait pas non plus à ce que leur libération se produisit de sitôt. L’empereur Guillaume a saisi l’occasion avec un singulier à-propos. Il a chargé son ambassadeur à Paris d’annoncer à M. le président de la République que, voulant nous marquer sa sympathie dans une circonstance douloureuse pour nous, il avait rendu ses deux prisonniers à la liberté. M. Casimir-Perier a prié M. le comte Munster de remercier l’empereur et de lui dire que l’acte qu’il venait d’accomplir irait au cœur de deux grandes nations. C’est un homme habile assurément que l’empereur Guillaume, mais son habileté vient d’une âme au-dessus du vulgaire, et elle témoigne d’une entente de notre caractère national qui ne saurait aller sans estime. Le passé a mis entre l’Allemagne et nous l’obstacle que tout le monde connaît ; nul ne peut dire ce que sera l’avenir des deux pays ; mais l’un et l’autre tiennent également à éviter des conflits dont il est impossible de mesurer les conséquences. La démarche de l’empereur d’Allemagne prouve bien que tel est son désir sincère, puisqu’il a voulu provoquer chez nous un sentiment qui devait lui être forcément favorable : il y a réussi.


On s’est demandé plus d’une fois s’il n’y aurait pas lieu de prendre des mesures internationales contre des malfaiteurs qui n’ont vraiment aucune patrie et qui sont une menace permanente pour l’humanité tout entière. Il était naturel que l’attentat du 24 juin donnât à cet important problème une opportunité nouvelle. M. Dupuy, président du Conseil, y a fait une allusion discrète dans le discours qu’il a prononcé au Panthéon sur le cercueil de M. Carnot. Mais ce à quoi on ne s’attendait guère, c’est à voir se produire l’initiative qui a été prise à Londres même, en pleine Chambre des lords, par l’illustre chef du parti conservateur, le marquis de Salisbury. La surprise nous a d’ailleurs été agréable : la proposition qu’il a faite montre, en efTet, à quel point lord Salisbury a été frappé, ému, troublé même par la mort violente de notre dernier Président. Il savait parfaitement bien qu’il provoquerait de la part des libéraux un toile général contre lui, et qu’il étonnerait même quelques-uns de ses amis. L’Angleterre est l’asile des condamnés ou des prévenus politiques du monde entier : elle tient à honneur d’accorder un refuge à tous ceux qui viennent le lui demander, et on n’a pas oublié les difficultés diplomatiques auxquelles elle s’est plus d’une fois exposée pour maintenir quand même, envers et contre tous, l’intégralité de sa tradition. Pourtant, il y a des limites à tout. Certains genres de crimes agissent aujourd’hui sur la