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pointe, aux moustaches en croc, aux cheveux en brosse ; pâles visages de Van Dyck ; figures gracieuses de Miéris ; faces mélancoliques de rois dépossédés promenant leur noblesse d’âme parmi les palais déserts et les boulingrins de Versailles. Celui-ci est un Christ brun. Cet autre a une tête de dieu germain, un front porteur de foudre. En l’apercevant on se demande : « Ne serait-ce point Charlemagne ? » Surtout leur regard, où se mire leur âme, est très significatif et l’explorateur qui entreprendrait, comme dit le poète, un voyage dans leurs yeux, y ferait un curieux voyage de découvertes : yeux où l’on découvrirait « d’antiques vagues apaisées et le déchaînement des houles futures » ; yeux qui déjà « contemplent l’aurore des jours qui ouvriront le prochain siècle ». Stefan George a le « regard lunaire]].Un autre a « une tête triangulaire binoculée d’ailleurs » ; ce qui signifie, je pense, qu’il n’est point borgne. Il y en a un qui louche. Cela même donne à l’expression de son visage un je ne sais quoi d’énigmatique et qui attire. On note aussi leur sourire qui tantôt fait songer à celui qui erre aux lèvres des statues de Jean de Bologne et tantôt semble le sourire des anges d’Angelico. Les dames du monde des lettres ne s’ennuieront pas dans le prochain siècle !

Est-il besoin d’insister sur les qualités de leur cœur et sur la trempe particulière de leur âme ? Rien de plus mâle, rien de plus loyal, rien de plus fier ; mais rien aussi de plus tendre et de plus délicat. Une vue droite, une volonté tenace, une conscience scrupuleuse, un caractère franc comme une épée, tous ces mérites leur sont ordinaires, et il leur semble si simple de les avoir, que de les en féliciter serait presque leur faire injure. Notons plutôt un trait qui leur est commun et caractérise en quelque façon leur manière d’être : ils sont tous un peu hautains. Ils ont une tendance naturelle à mépriser et à dédaigner. Cela chez eux ne vient pas de sécheresse ni de méchanceté. Ils tendent volontiers la main à qui les approche. Ils sont d’un abord affable et qui condescend. Mais ils se sentent un peu en dehors des autres hommes, étant fort au-dessus. Cette impression d’isolement ne va pas sans tristesse. L’élu du Seigneur se plaint d’un privilège qui est aussi un gage de souffrance. On ne connaît pas de solitaires gais… Avoir un esprit hautain avec de la douceur dans les mœurs et un penchant à la mélancolie, cela mène tout droit à se réfugier dans l’ironie. On est très intelligent ; on a compris beaucoup de choses et que toutes sont également vaines. À quoi bon s’irriter d’ailleurs et que servent contre l’inévitable les éclats d’une colère impuissante ? On est résigné. On accepte le monde comme il va et les hommes tels qu’ils sont, en se réservant seulement d’indiquer qu’on n’est point dupe. On s’abrite derrière un sourire qui ne semble imbécile qu’aux profanes eux seuls. On tisse autour de son âme comme un voile subtil. Alors, de la tristesse elle-même naît une sorte de volupté très particulière. À s’apercevoir qu’on est incompris et seul, on goûte