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cette transition était nécessaire. Et plus difficile et plus lente aura été l’élaboration, plus les résultats en seront magnifiques. Il est des époques privilégiées où le génie souffle de toutes parts. L’esprit de la Renaissance faisait du dernier des artisans un artiste incomparable. L’histoire se souvient avec admiration des temps de Léon X et de Louis XIV, d’Auguste et de Périclès. Encore ces siècles ont-ils été relativement pauvres. Quand on a pour chacun d’eux cité une trentaine de noms, on a épuisé la liste des écrivains fameux. Ils n’étaient que sept dans toutes les Pléiades connues jusqu’à ce jour. Mais une réunion de cent quarante et un écrivains dont le moindre est un profond penseur et un écrivain parfait, voilà ce qui ne s’était jamais rencontré. Et tel est le prodige qui est dès aujourd’hui visible à l’œil nu.

Un petit livre vient de paraître — petit par les dimensions, considérable par son importance — un opuscule discret et qui aura bientôt fait de reléguer dans l’oubli les plus bruyans manifestes. Sous ce titre sans prétention : Portraits du prochain siècle, il contient, avec les noms des cent quarante et un, une courte biographie de chacun d’eux et un aperçu succinct de leurs mérites tant physiques qu’intellectuels. On ouvre ce livret avec un peu de surprise d’abord et quelque défiance ; bien vite on est gagné : la surprise fait place à l’émerveillement. On est vaincu, conquis, ébloui. On s’étonne qu’une seule génération puisse compter tant d’hommes admirables. On se demande, après chaque page tournée, comment il pourra en rester pour la page suivante. Il en reste toujours. On a fini le volume ; il en reste encore. Car ce n’est là qu’un premier tome, consacré aux purs littérateurs. Le second sera réservé aux artistes, le troisième aux philosophes et aux sociologues… Tout le monde comprendra l’émotion que laisse après soi une pareille révélation et de quel trouble elle emplit quiconque a le culte sincère et le patriotique souci de notre chère littérature française. Ce n’est plus ici le lieu de douter, et il serait tout à fait déplacé de chicaner et de contester. La critique se fait le plus grand tort par la mauvaise grâce avec laquelle elle a coutume d’accueillir tout ce qui est nouveau et tout ce qui brille. Nisard, pour n’avoir loué qu’avec des réserves les premières poésies de Victor Hugo, s’est justement acquis la réputation d’être un âne. Musset avait achevé toute son œuvre que les « bons esprits » ne voulaient encore voir en lui qu’un écolier espiègle. Sachons éviter ces méprises ; élevons-nous au-dessus de ces mesquineries. Ne soyons pas les éternels empêcheurs de danser en rond. Le scrupule est étrange de se plaindre que la mariée soit trop belle. À de certaines heures la critique perd ses droits ; ou plutôt elle a un devoir nettement tracé : c’est de s’incliner avec déférence devant les nouveaux venus, et c’est encore de mettre au service de chacun d’eux, comme d’eux tous, les quelques moyens de publicité dont elle dispose. C’est ce devoir que nous venons remplir.