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la parole. Et je ne savais ce que je devais admirer le plus, de ce défilé de toutes les religions venant présenter leurs hommages au gouverneur de Jérusalem, ou du spectacle, tout nouveau pour moi, d’une réception chez un haut fonctionnaire ottoman. Rien en effet ne ressemble moins à nos visites qu’une visite chez les Orientaux ; rien ne fait mieux sentir l’abîme qui sépare notre manière de penser de la leur. Ce n’est pas cet assaut de paroles qui ne permet pas à la conversation de languir sous peine d’ennui. Ici, la pensée revêt volontiers une forme condensée, presque sentencieuse ; on interroge, ou l’on répond d’un mot à une question et, quand on n’a rien à dire, on se tait. Jamais un éclat de voix, ni une vivacité de parole ; on parle presque à voix basse, en prenant bien garde de ne pas couvrir la voix de son interlocuteur et de ne rien dire qui soit pénible à entendre. On sent des hommes parfaitement maîtres d’eux-mêmes, qui ne parlent que quand il faut, et qui ne disent que ce qu’ils veulent, mais surtout, qui mettent un soin constant à chercher ce qui peut vous être agréable. Ce n’est pas le compliment banal, c’est une politesse bien supérieure à la nôtre, et qui n’exclut pas la suite dans les idées, ni la profondeur du sens politique. Il semble que la Turquie, battue en brèche de tous les côtés, ne se sentant pas assez forte pour combattre par les armes contre tant d’adversaires, cherche à prendre sa revanche sur le terrain de la politique ; et elle y réussit.

Cependant, la réception touchait à sa fin ; nous nous retirons à notre tour. Ibrahim pacha nous accompagne jusqu’à la porte et, en prenant congé de mon frère, il lui exprime le plaisir tout particulier qu’il a eu à le recevoir, à cause des lettres du palais dont il était porteur, et des services qu’il a rendus à la Turquie. La garde porte les armes, comme à notre arrivée ; un flot de lumière nous enveloppe ; nous nous retrouvons en plein soleil, au milieu de la foule et du bruit, et nous redescendons l’escalier au son de la musique qui joue l’air de Madame Angot.


Cette première rencontre avec l’Orient, si imprévue et si saisissante, me rappelle à l’esprit le dernier dîner que je fis avant de le quitter ; c’était chez un homme d’État, qui est gouverneur d’une des plus belles provinces de l’empire ottoman, après avoir occupé un haut poste à Constantinople. L’hôtel du gouverneur, très animé quelques heures auparavant, était devenu silencieux ; le vide s’était fait dans ces appartemens remplis naguère par la foule des solliciteurs, qui y pénétraient en toute liberté. Pour nous recevoir, deux domestiques nègres en bas de l’escalier ; en haut, un officier d’ordonnance. Le dîner, tout intime, était un vrai dîner turc : de l’eau pour unique boisson, des hachis de toutes les sortes et sous