Il se livre à des ritournelles d’une virtuosité singulière, dites sur un ton indéfinissable, et se terminant sur des notes tout à fait étrangères à notre harmonie. Il prolonge ainsi sa cadence tant qu’il a de la voix, et s’arrête à bout de souffle, comme le rossignol au bout de sa tirade, vous laissant sous l’impression d’une phrase musicale inachevée. On sent une autre école que chez l’Egyptien. La foule, en tout cas, sait les distinguer, et elle marque sa préférence pour le chanteur arabe par de longs murmures d’approbation.
Nous prenons congé de nos hôtes, et nous continuons notre course à travers les rues du Caire. Notre guide nous a dit qu’il voulait nous mener à une réunion de derviches. Un peu plus loin en effet, au détour d’une petite ruelle, nous nous engageons sous une voûte sombre, et nous entrons au grand trot dans une vaste cour, plantée d’arbres et largement éclairée, qui donne sur une ancienne maison arabe. Un voile, comme chez le cheik el-Arous, tendu d’un arbre à l’autre, forme sur toute une partie de la cour une vaste tente qui est pleine de monde. En face de la tente, un perron, des domestiques, des indigènes en redingote noire et en tarbouch. On nous introduit dans un grand vestibule oriental. Contre les murs, des meubles arabes artistement sculptés montent jusqu’au plafond. On nous demande si nous ne serions pas curieux de voir un vieux salon arabe, et aussitôt la porte s’ouvre et nous nous trouvons dans un salon immense, richement décoré. Pas un meuble au milieu de la pièce. Un grand lustre de cristal allumé pend d’un plafond noir et or, qui s’abaisse au milieu en une sorte de clef de voûte à stalactites, formée de petites ogives imbriquées les unes dans les autres comme autant de nids d’abeilles. Tout autour du salon, des fauteuils et des canapés recouverts de housses.
Nous sentons que nous sommes chez un grand personnage. Nous faisons remettre nos cartes au maître de maison ; on nous offre des cigarettes, du feu ; on met devant nous de petites tables aux plateaux de glace, pour recevoir le cendrier ; un domestique apporte le café sur un guéridon recouvert de soieries, et, au bout d’un moment, nous voyons entrer un homme tout jeune encore, qui, avec un grand air de dignité, s’assoit, nous fait asseoir. C’est le cheik el-Bakri, le chef des derviches d’Egypte. Jamais je ne me suis senti transporté, en un instant, dans un monde aussi nouveau. Nous avons devant nous un homme de vingt-cinq ans peut-être, pâle, avec une légère barbe, l’air d’un messie plutôt que d’un prophète, des traits d’une grande finesse, la peau transparente, les mains admirablement faites et plus délicates que celles d’aucun Européen. Il porte le turban, et il est vêtu d’une robe de soie