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dans toute sa rigueur, l’ancienne tradition musulmane.

Cependant, au milieu du cercle de plus en plus étroit formé par les assistans, de jeunes Arabes entonnent des prières, toujours les mêmes, avec une mélopée plaintive qui ravit d’aise leurs auditeurs :


Arisna-a-a-a nour ênaï
Adratna-a-a-anour ênaï.


c’est-à-dire : « Secours-moi, lumière de mes yeux ; » et chacune de ces phrases est accompagnée d’un grand « ah ! » de satisfaction, tandis que les plus vieux de l’assemblée font entendre, à l’octave, en un murmure continu qui est comme le bourdonnement d’une ruche d’abeilles, les mots sacramentels : « Lâ alî il Allah, lâ alî il Allah, lâ alî il Allah. » Ils sont trois ou quatre chanteurs, qui se partagent la faveur de la foule. Comme je demande à notre hôte pourquoi on ne leur entend pas prononcer le nom du Prophète : « Ils le réservent pour la fin ; mais attendez, dit-il : vous allez l’entendre. »

En effet, au moment où le premier va céder la parole à un autre, un homme se lève, et, l’interpellant du fond de l’assemblée, lui dit : « J’avais juré par Allah que tu le dirais encore une fois. » Et lui reprend, comme chez nous un artiste qu’on bisse :


Arisna, Rassoul-Allah !


Tout cela est dit et écouté avec un grand sérieux, qui n’empêche pas tous ces hommes de rire et de causer entre eux. C’est un va-et-vient continuel. On entre et on sort. Des domestiques circulent dans les rangs, portant sur la tête de vastes plateaux couverts de rafraîchissemens. Deux Arabes s’avancent, en se tenant par la main, les bras entre-croisés comme sur les statues de l’ancien empire d’Egypte. Tout à coup, un mouvement se produit : c’est le premier poète du Caire, Mohammed-en-Naggouf, qui entre. Notre hôte me dit que c’est le chef d’une renaissance poétique dans le monde arabe ; doué d’une facilité d’inspiration extraordinaire, il s’applique à remettre en honneur la poésie en langue vulgaire, et il lui arrive de composer jusqu’à plusieurs centaines de vers en un jour. Il a fait ainsi des volumes qui s’impriment et s’achètent au Caire, dont on s’arrache les éditions et que l’on traduit. On se range sur le passage du poète populaire, qui traverse la cour et va s’asseoir sur un banc adossé au mur de la maison d’habitation.

Le chanteur égyptien a cédé la place à un autre, un jeune Arabe, qui paraît avoir l’oreille de la foule. On l’attend, on le réclame ; il se fait prier ; enfin il commence. Les paroles sont à peu près les mêmes, mais ce n’est plus le même ton ni les mêmes modulations.