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de murs noirs de ruelles délabrées, et nous nous engageons dans le quartier des bazars. Ces rues, endormies il y a quelques heures, se sont réveillées. Les boutiques sont brillamment éclairées et en pleine activité. Tout un peuple, déprimé par le jeûne qui dure depuis un mois, du lever du soleil au coup de canon qui en annonce le coucher, se détend le soir, mange, boit du café, assiège les devantures des marchands de comestibles, et passe la nuit debout à se réjouir. On voit, au haut des minarets, des couronnes de lampions qui paraissent flotter au-dessus de la ville.

On passe au grand trot au milieu de la foule qui encombre les rues ; chacun se dérange avec bonne humeur, sans un mot grossier ni un regard de travers à notre adresse ; enfin, nous nous arrêtons en face d’une maison décorée de riches boiseries, à la porte d’un des cheiks les plus en renom, le cheik el-Arous. Ce cheik, pendant toute la durée du ramadan, tient sa maison ouverte à tout le monde. Notre guide nous introduit avec l’aisance d’un homme qui serait reçu chez des amis. La grande cour intérieure, qui est d’une très belle architecture, toute peinte en blanc, est recouverte d’un immense tapis formant voile, qui retombe à terre le long du mur de la maison. Au premier étage, les fenêtres du harem sont fermées par un épais treillis à claire-voie, derrière lequel on devine des femmes qui regardent. La porte qui y conduit de la cour est tendue, pour l’occasion, d’un beau tapis aux couleurs voyantes. Au centre de la cour, des banquettes disposées en gradins forment un vaste carré, où des hommes de tout âge viennent se placer, en rangs serrés, accroupis, assis, debout, les uns derrière les autres, tous animés d’une même pensée ; et ils passent ainsi la nuit à causer, à écouter ou à dire des prières, avec un air de satisfaction intime, tout en prenant le café, les rafraîchissemens, les fruits secs et les pâtes que le maître de maison offre à tout venant.

Quand nous entrons, le vieux cheik est absent ; nous sommes reçus par l’un de ses neveux, jeune homme de dix-huit à vingt ans, vêtu à l’européenne, qui nous fait avec une courtoisie parfaite les honneurs de la maison. Il fait apporter des chaises sous une sorte de galerie qui s’ouvre sur la cour, et s’assied à côté de nous. On sert du café, des cigarettes, et nous causons. Il parle admirablement le français, et nous apprend qu’il se destine au droit. Il a terminé ses études et se prépare à passer son baccalauréat au Caire. Son frère, ainsi que je l’ai observé dans d’autres maisons arabes, porte le costume oriental. Il vient aussi nous saluer, mais se retire, et va se mêler, dans un salon voisin, à d’autres groupes de visiteurs. On dirait que des deux frères, l’un est destiné à servir de lien avec la société moderne, l’autre représente,