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qu’il existe des maisons rivales et qu’elles luttent entre elles ; tout le progrès est là. La manifestation des prix, par les journaux et les prospectus, est utile à ceux mêmes qui n’achètent pas au grand magasin : elle sert comme d’une base qu’il n’est guère possible aux détaillans de Paris ou de province de dépasser.

C’est là ce qui irrite ces derniers ; parce que s’ils refusent de vendre au même taux que le grand bazar ils ne vendent rien, et s’ils vendent au même taux ils ne gagnent rien. L’influence des grands magasins sur les prix est ainsi dix ou douze fois plus importante au bien-être national, que ne pourrait le faire supposer leur chiffre d’affaires. Tous ensemble, ils ne vendent pas pour plus de 500 millions de francs, dont un cinquième au moins est, directement ou indirectement, exporté à l’étranger. Les 400 millions restant ne représentent que la dixième ou la douzième partie de la masse globale que font en France les branches de commerce du vêtement et de l’ameublement, concurrencées par eux, qui atteignent sans doute 4 ou 5 milliards de francs. Les petits marchands vendent donc ; mais, comme ils ne vendent pas aussi cher qu’ils le souhaiteraient, ils s’écrient qu’on les ruine. Le mal dont ils souffrent vient précisément de leur trop grand nombre. Le chiffre des patentés a augmenté, depuis trente ans, dans une proportion beaucoup plus forte que ne l’exige la population : de 100 000 à 130 000 à Paris. Cet encombrement est d’autant plus intempestif qu’il va à l’encontre de la concentration à laquelle tous les besoins de l’homme, en ce siècle, donnent successivement naissance. L’émancipation politique de la société moderne a aidé, suscité peut-être ; l’évolution des grands magasins et l’avenir sans doute lui réserve, par le progrès des sociétés de coopération, sa forme définitive.


XI

L’homme se regarde beaucoup moins qu’il ne se compare. La plupart de ses privations, comme de ses jouissances, sont de comparaison, non absolues par conséquent, mais relatives, ou, si l’on peut dire, d’une réalité factice. À mesure que les individus se mêlent et que les conditions s’améliorent, le pauvre a plus de ressources, de lumières, et de désirs, mais ses désirs surpassent perpétuellement ses ressources. Lors même que nous serons parvenus à doter le plus déshérité d’entre nous d’alimens abondans, de vêtemens confortables, d’un agréable logis et de beaucoup de loisirs, le tout en échange d’un peu de travail, croyez-vous donc qu’il se reconnaîtra heureux ? Oh ! que non pas I Et qu’est-ce donc