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assez joli chiffre : 5 400 000 francs au Bon Marché, où 60 employés débitent annuellement 1 500 000 paires de gants, depuis l’humble filoselle qui cache à peine le poignet jusqu’au chevreau qui gante le coude. Les affaires, dans leur acception la plus générale, comportent une part d’aléa incompressible ; à cet égard on peut dire que l’inégale répartition des bénéfices, la compensation de pertes inattendues par des profits exceptionnels, est l’âme de tous les commerces et de toutes les industries possibles.

Le bénéfice net varie sur chacun des articles d’un même rayon, suivant sa part de frais généraux. Pour livrer un bahut de cuisine de 10 francs à l’extrémité de Neuilly, le Louvre mobilisera un omnibus, deux hommes et deux chevaux, montera le meuble au quatrième étage, et essuiera peut-être des reproches très vifs parce que ses porteurs ont frôlé de trop près la peinture de l’escalier. Une cliente se fait envoyer à domicile un plateau de 95 centimes ; elle est absente et l’on prie le garçon de repasser pour la facture. Le même garçon reviendra quatre ou cinq fois avant d’être payé ! Nul doute que, dans tous les cas de ce genre, il y ait perte pour le magasin.

Pour la fixation du chiffre de vente on ménage en principe une différence de 25 pour 100 au-dessus du prix de revient ; mais ce n’est là qu’une moyenne. Les chances plus ou moins bonnes de l’écoulement sont la seule règle des appréciations du chef de comptoir. Souvent un tissu ou un meuble, commandés six mois auparavant, sont déjà moins à la mode au jour de la livraison, ou bien le fabricant a consenti des rabais ultérieurs ; on « marque » à perte. D’autres, au contraire, ne pourront plus être obtenus qu’à un prix plus élevé ; on leur fait porter une surcharge. Des articles payés le même prix se trouvent être plus ou moins « réussis ; » on en fait deux ou trois catégories, forçant l’étiquette de ceux dont l’aspect est le meilleur, et avilissant celle des autres pour qu’ils ne « boudent » pas à l’étalage. Dans ces bazars modernes la loi de l’offre et de la demande règne sans obstacle : le public fait et défait les prix sans cesse. Mais les changemens s’opèrent toujours par voie de réduction. Le magasin ne pourrait, sans irriter grandement ses clientes, majorer une série d’objets du jour au lendemain, lorsqu’il prévoit ne pas pouvoir les remplacer à temps, afin d’en ralentir la vente et d’en augmenter le profit. Aussi, pour accuser à l’inventaire un écart de 21 pour 100 environ, entre le total des achats et celui des ventes, le rayon doit prendre soin de marquer d’abord tous ses articles à 25 pour 100 en moyenne, afin de se réserver la facilité de solder à perte ceux qui s’attardent dans les vitrines ou dans les cartons, tout en conservant sur l’ensemble le bénéfice exigé.